De la deystiviya des mathématiques sur la musique

Tribune libre
Publié le 27 mars 2016

Dans le titre et plus bas, « deystiviya » est un terme russe siginifiant « action ».

Leonhard Euler a-t-il jamais inspiré Jean-Sébastien Bach ? Les arguments pour établir la thèse sont minces  9Quoique ! Euler a écrit un Tentamen novae theoriae musicae, dont une partie au moins semble avoir été traduite en allemand par un étudiant de Bach nommé Lorenz Christoph Mizler ; voir https://mathemusic.wordpress.com/20…, mais il me plait de l’imaginer. Après tout, ils furent tous deux invités par le roi de Prusse Frédéric II. A Euler, le roi offrit un poste de chercheur, et Euler passa 25 ans à l’Académie de Berlin. A Bach, lors de leur rencontre de mai 1747, le roi offrit un thème, et Bach en fit celui de l’Offrande Musicale.

Le thème du roi

On pourrait échafauder un roman qui commencerait avec le traité 10Traité qui avait d’ailleurs longuement muri, puisqu’Euler avait présenté à Saint-Pétersbourg, en 1733 déjà, un article sur les polynômes palindromiques. Dans l’article d’Euler, aujourd’hui disponible en anglais sur http://arxiv.org/abs/0806.1927, le terme utilisé est « réciproque », plutôt que « palindromique ». d’Euler sur les palindromes, perdu pour presque tous mais connu de Bach, à qui il aurait inspiré le Canon du Crabe de l’Offrande Musicale ; le traité aurait ensuite traversé 1221 vicissitudes avant d’être redécouvert spectaculairement en 2112 par un descendant de Georges Perec…

Voici le canon du crabe, qui existe bel et bien, à voir

Le canon du crabe

et à entendre, par exemple dans la présentation de Jos Leys  11https://www.google.ch/?gws_rd=ssl#q....

Sautons deux bons siècles. Ce qui n’est pas une fiction et m’a frappé récemment, c’est une application à la musique contemporaine de la résolution par Perelman de la conjecture de Poincaré. Rappelons que, entre novembre 2002 et juillet 2003, Grigori Perelman créait la surprise en postant sur la toile trois articles indiquant une démonstration de la conjecture de géométrisation de Thurston (de 1976), et donc en particulier de la conjecture de Poincaré (de 1904). Images des maths s’en est largement fait l’écho, voir par exemple ici et .

Chez les mathématiciens, le retentissement des idées de Perelman fut (est !) immense. Mais dans le reste de la société me direz-vous ?

Ivan Fedele est un compositeur italien confirmé, qui publie et fait jouer depuis les années 80 des oeuvres pour toutes sortes de formations, un opéra, des concertos et des oeuvres pour orchestre, de la musique de chambre, etc. Une liste de ses oeuvres est disponible sur le site de l’IRCAM 12http://brahms.ircam.fr/composers/co…. On lui doit notamment « Deystiviya » pour accordéon et quatuor à cordes, créé le 14 décembre 2011 dans la salle Rachmaninov du Conservatoire Tchaikovsky de Moscou.

Sur le site de Fedele  13http://www.ivanfedele.eu/data/compo…, on peut lire (en italien) un texte où le compositeur évoque les sources de son inspiration. Il y mentionne la conjecture de Poincaré, en précisant que sa démonstration a occupé les plus grands mathématiciens pendant une centaine d’années, et quelques notions de topologie dont celle de « variétés homéomorphes ». Il parle aussi de formes intégrées dans le plan de la partition, formes qui se transforment parfois continûment et parfois discontinûment, comme l’espace dans lequel se trouvent les instruments — il s’agit d’un texte de musicien et non d’un texte de topologue.

Ainsi le sillage des idées de Perelman a déjà atteint les studios de musique contemporaine. Qui doute encore que la recherche fondamentale en mathématique fait partie de l’activité artistique la plus générale ?

La ligne musicale présente sous le titre 14Trouvé dans https://en.wikipedia.org/wiki/Strin… reproduit 12 notes connues pour être le thème du quatuor op. 28 d’Anton Webern, créé en 1938. Les noms des quatre premières notes, (si bémol)-la-do-si en français, deviennent B-A-C-H en allemand. Le thème se trouve dans plusieurs oeuvres de J.-S. Bach lui-même. Les quatre notes suivantes forment un motif à la fois symétrique et régrograde (symétrique car chaque intervalle montant ou descendant correspond à un intervalle descendant ou montant de même amplitude dans la succession des 4 premières notes, ici partant à la tierce augmentée ré-dièse de si-bémol, et également rétrograde car il s’agit des quatre premières notes jouées à partir de la fin, transposées une tierce majeure plus haut), et les quatre dernières notes reproduisent les premières, transposées une tierce plus bas. Par ailleurs, le motif des six dernières notes est le symétrique rétrograde des six premières. De plus, les 12 notes du thème sont les douze notes de la gamme chromatique, comme il se doit dans une série (autrement dit un thème) de musique sérielle (ou dodécaphonique). Vive la symétrie.

La description ci-dessus suit les notes qu’on peut lire dans Wikipédia. C’est un peu plus difficile de les dénicher dans la partition de Webern ; on les trouve aux mesures 1 à 6 du premier mouvement, transposées à la tierce mineure inférieure, en suivant successivement les lignes de l’alto (sol, fa-dièse), du violon 1 (la, sol-dièse), du violon 2 (do, ré-bémol, si-bémol), du violoncelle (si, mi-bémol, ré), et enfin de l’alto (fa, mi). On repère aussi B-A-C-H (si-bémol-la-do-si) plus loin, par exemple aux mesures 66 et 67 de ce même premier mouvement.

Bonne écoute du quatuor 15Par exemple via https://www.youtube.com/watch?v=aMT… et bonne lecture de la partition  16Voir par exemple ici.

Post-scriptum

Je remercie Jean-Paul Allouche, Shaula Fiorelli-Vilmart, Jean-Blaise Paschoud et Jean Schmid de plusieurs messages bien utiles à la rédaction de ce billet.

ÉCRIT PAR

Pierre de la Harpe

Professeur - Université de Genève

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