Débat : Comment défendre à notre époque la recherche fondamentale ?

Débat
Publié le 18 février 2016

Récemment, j’ai signé une pétition s’adressant au Président Directeur Général de l’Agence Nationale de la Recherche (A.N.R.), après avoir été adressée à Madame la Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et à Monsieur le Secrétaire d’ État, chargé de la Recherche et de l’ Enseignement Supérieur. Elle soulève « des inquiétudes pour l’avenir de la recherche publique et des fortes préoccupations [pour] son mode de financement  ». Ses auteurs terminent en s’adressant aux trois destinataires de la pétition par les lignes suivantes :

« Le soutien à l’innovation que vous privilégiez est pourtant indissociable d’un soutien fort des sciences appelées fondamentales. La recherche fondamentale est un investissement à long terme et ses retombées socio-économiques, dont vous exigez l’immédiateté, n’est pas planifiable. L’assèchement de pans entiers de la recherche française auquel nous assistons depuis plusieurs années du fait de manque de financements récurrents conduit aujourd’hui à la disparition de nombreuses thématiques de recherche et est une menace lourde pour l’avenir du pays. »

Cette pétition confirme le sentiment – présent en moi depuis bien longtemps – de l’importance qu’il y a à parler, hors de nos murs, de la recherche fondamentale.

Toutefois, j’ai dû constater, et ceci à plusieurs reprises, que les mathématiciens purs restent trop dans leurs « tours d’ivoire de la recherche » et ont vraiment un problème à quitter ces tours pour parler de temps en temps et à l’extérieur de leur travail. Trop dans leurs murs. Autrement dit, les chercheurs restent trop dans leurs bureaux et/ou salles de séminaires.

J’envisage au moins deux cas de figure.

Le premier. Les chercheurs n’ont pas pris conscience que la recherche fondamentale, en termes plus crus, celle qui ne sert strictement à rien dans l’immédiat, n’intéresse pas les responsables, et ceci à tous les niveaux.

Cela pose d’ailleurs la question : que signifie « servir à quelque chose » ?

Peut-on dire qu’une recherche est utile car faisant partie d’une théorie elle-même constituée de plusieurs chapitres (comme les pièces d’un même puzzle) ? Il me semble que oui, sauf à dire que la théorie même est inutile. Alors des pans entiers des mathématiques seraient abandonnés car considérés comme inutiles. Mais lesquels ? Avec quels critères ?

Le deuxième cas de figure. Les chercheurs peuvent avoir conscience qu’expliquer une théorie ou du moins certaines parties demande un effort trop important. Quiconque a donné un cours de Master recherche est déjà conscient qu’il est bien difficile de rendre compte convenablement d’une théorie, même à des étudiants bien armés pour recevoir des savoirs sophistiqués. Parfois, les chercheurs eux-mêmes se perdent lors d’exposés de séminaires, pourtant dans la même branche mais dans une spécialité différente !

On pourrait alors regretter que la poussée vers les spécialisations – ceci depuis presque un siècle – ait engendré la naissance de secteurs très pointus. D’ailleurs, de nos jours, on parle plus souvent de scientifiques et moins de savants. Quel dommage, pourrait-on dire, et regretter des savants comme Poincaré : mathématicien, physicien, ingénieur, philosophe…

Notre époque a toutefois pris cette allure et maintenant nous en sommes tous responsables. Quelque part, nous bénéficions aussi de découvertes qui n’auraient pas été possibles sans ces spécialisations.

Les revues, les sites, les manifestations, les colloques… pullulent pour rendre compte de cette richesse intellectuelle qu’il faut bien se l’avouer est devenue difficile à gérer.

Et le grand public ? Les citoyens demandent, si l’occasion leur est offerte, d’être informés de l’intérêt de nos recherches, sont ravis que les scientifiques, y compris les mathématiciens, aillent vers eux et qu’ils leur expliquent leur travail.

J’ai pu constater une curiosité de la part de Monsieur et Madame Tout le Monde à plusieurs reprises lorsque dans des lieux publics de notre région j’ai été invité à faire une conférence à l’Université du Temps Libre ou à présenter des livres ou des films autour des mathématiques ou encore à animer des débats entre scientifiques dans le cadre de manifestations comme Citéphilo.

Quelle attention de la part du public !

Quel bel intérêt de la part de ces personnes curieuses, amenées à entrer pendant une heure dans la peau d’un mathématicien et à découvrir une autre façon de regarder le monde !

Elles ignorent et sont intriguées à la fois de la vision que nous, mathématiciens, pouvons avoir du monde.

Elles ont aimé ce que nous pouvons y contempler : des formes, des invariants, des transformations, des régularités, des relations, de la beauté, de la poésie, des liens avec d’autres domaines de la culture.

Un monde magnifique que l’école n’a pas su, peut-être, leur faire découvrir : parfois cette impression est sous-entendue, parfois elle est énoncée de façon explicite.

Lors de ces rencontres, le thème de l’intérêt de la recherche fondamentale a été évoqué : je l’ai défendu avec toutes mes forces !

Alors, où est le problème ? Quel autre impact, bien plus important, auraient eu mes interventions si dans les salles, il y avait eu deux ou trois autres chercheurs de mon laboratoire pour défendre la recherche fondamentale et donner d’autres arguments en complément des miens !

Le grand public ne se pose jamais explicitement la question : où sont vos collègues chercheurs ? Mais je suis presque sûr que le grand public doit sentir qu’il y a un vide autour de moi ! Il va de soi, ou presque, que j’en informe les collègues chercheurs.

Que dire, enfin, de l’implication des mathématiciens dans la semaine des mathématiques, dans la fête de la science ou dans d’autres manifestations à caractère de divulgation ? Combien de chercheurs s’impliquent dans la formation continue des enseignants ? L’implication n’est pas nulle, mais reste très faible. Trop faible. Souvent ce sont les mêmes qui sont sur tous ces fronts.

Je pense qu’au-delà de la signature des pétitions, bien au-delà de la simple plainte sur l’ANR, tout notre monde académique devrait pousser plus loin sa réflexion.

Il y a depuis peu une main tendue avec la création du Groupement de Service AuDiMath autour de la vulgarisation des mathématiques. Combien d’entre nous, encore impliqués dans la recherche active, vont mettre des énergies dans ce service ? Comment valoriser les mathématiques pures en dehors des revues prestigieuses qui publient les résultats de la recherche fondamentale ? Comment imaginer une carrière aussi pour les universitaires fortement impliqués dans la divulgation ? Comment défendre des sujets dont les intitulés restent impénétrables : faisceaux, foncteurs, groupes de cohomologie, schémas, topos… (la liste est longue) ? Comment mettre en avant que ce qui semble « inutile » à court terme, ou le sera probablement sur le long terme ?

S’il y a un terrain à labourer, c’est aussi celui de la jeunesse. Celle-ci rêve en voyant des surfaces triangulées, des courbes bizarres ou des problèmes non encore résolus ; c’est un public qui aime encore les mathématiques, et la géométrie en particulier, et le prouve en écoutant avec intérêt et en participant à des ateliers pendant des heures et des heures.

Ils aiment chercher. Certains jeunes ne demandent qu’une chose : développer leur âme de chercheur. Pourquoi ? Parce que c’est un public qui aime encore rêver, qui aime les « défis sans intérêt » et qui ne pense pas nécessairement comme nos responsables politico-financiers !

Or les recherches, quelles qu’elles soient portent sur d’autres dimensions que l’argent. Elles portent sur l’imaginaire, la fantaisie, la rigueur, le regard, l’intelligence au sens large, la beauté, la curiosité… Peu importe si ce que vous faites ne s’applique pas immédiatement.

Dernièrement, je me posais la question de l’importance de faire des conférences auprès des hommes politiques (Mairie, Conseil Régional, Conseil Départemental…). Je sais, ce sont des idées qui ne semblent pas réalistes, qui sont un peu farfelues, folles peut-être, ce que vous voudrez, mais ce n’est qu’en défendant ces utopies que nous trouverons de nouveaux points d’appui dans la réalité.

Il ne s’agit pas de reproches mais d’une invitation à bouger, à faire bouger davantage les laboratoires. C’est mon avis, construit depuis presque vingt ans sur un autre front : celui hors de la tour d’ivoire que par ailleurs je respecte, je défends et j’admire et dans laquelle j’ai vécu pendant des années. J’admire ceux qui continuent à faire et à produire de la recherche fondamentale au prix de grands efforts intellectuels, passant des jours et des nuits agités, dans l’inconfort du manque de certitudes immédiates, sans savoir si ces efforts trouveront un jour la récompense souhaitée. Des vies passées à chercher la réponse à des problèmes, parfois des problèmes vieux de plusieurs siècles. J’ai connu et je connais des mathématiciennes et des mathématiciens qui payent le prix de cette incertitude au nom de l’espoir de trouver. Cette attente est couronnée souvent de découvertes de trésors intermédiaires qui nourrissent l’espoir qu’un jour, enfin, ils auront l’idée qu’ils attendaient depuis longtemps ; or, il ne suffit pas de garder ces trésors pour soi.

Il est urgent de les partager plus largement. N’est-ce pas ?

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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Commentaires

  1. Karen Brandin
    février 19, 2016
    14h34

    Merci pour cet article ; le temps me manque malheureusement pour intervenir.

    Je me permets simplement de signaler la parution prochaine (Mars 2016) d’un ouvrage autour de cette problématique écrit par Jean-Michel Salanskis et intitulé : « Crépuscule de la théorie » dont voici une présentation succincte :

    « Le livre pose un diagnostic sur notre époque – présentée comme celle du crépuscule du théorique. À ce titre, il ose une grande fresque décrivant la situation actuelle des activités liées au « théorique » dans le contexte politique, social et d’abord économique qui est le nôtre aujourd’hui, en particulier en France. Il évoque des faits et des événements concrets (la réforme de l’Université, l’évolution des choix de filière des étudiants, les changements d’orientation des programmes de l’enseignement secondaire, etc.) tout en dégageant du même mouvement la signification profonde du théorique comme valeur (en mathématiques, en philosophie, en littérature, etc.) grâce, précisément, aux outils forgés dans les oeuvres antérieures de l’auteur. Une telle démarche porte celui-ci à plaider, après Lyotard et Levinas, pour la prise en compte de la dette et de l’obligation « envers quelque chose d’immémorial et de plus grand que nous » et à examiner du même mouvement la tension entre une telle dette et une politique de l’émancipation des individus.
    Au bout du compte, l’hypothèse de départ est « que nous pourrions avoir une inquiétude radicale, ne portant pas sur le sort des lettres et sciences humaines, ou sur celui de la poésie, mais sur celui de l’attitude théorique elle-même, dans sa pureté et sa généralité ». L’auteur veut, pour ainsi dire une dernière fois, « faire entendre que la cause du théorique est, à sa manière propre, la cause de l’humanité, une des manières de vouloir pour les humains la vie la plus humaine ».