Il y a quelques jours je suis entré dans ma pharmacie habituelle et… surprise ! La pharmacienne, propriétaire des lieux, que je connais depuis dix ans, me demande ce qui se passe dans les universités françaises, les raisons des mouvements de grève, le pourquoi du mécontentement des enseignants-chercheurs, etc. J’ai été surpris par son questionnement car d’habitude nous nous contentons des « ça va ? » habituels et j’effectue mes achats trop rapidement pour amorcer un semblant de débat. Il s’agit d’une pharmacie très fréquentée dans un quartier très populaire de Lille.
Ce jour là, la pharmacie était exceptionnellement vide et le personnel au complet comme d’habitude. Il y avait donc possibilité de communiquer sur des tensions autres qu’artérielles, des rythmes autres que cardiaques…
Je suis un grand bavard, j’étais donc ravi de pouvoir enfin déployer ma pédagogie sur le sujet mais… Retour en arrière.
Depuis plusieurs années, je n’arrête pas de me dire et de répéter aux collègues que, dès que l’occasion se présente, il est utile voire indispensable d’expliquer aux gens le métier d’enseignant et de chercheur, en insistant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Ceci en fonction des questions posées par l’éventuel interlocuteur ou l’éventuelle interlocutrice, qu’il ou elle soit un voisin rencontré dans le quartier ou un ami lors d’une soirée.
Les lieux communs ayant souvent, comme chacun sait, force de loi, l’enseignant est la plupart du temps réduit à un correcteur de copies et le chercheur à un savant certes, mais peu utile pour la société, peu ou pas assez compétent, compétitif, etc. De tels propos ayant été récemment formulés et amplifiés (hélas ! encore hélas !) par les plus hautes autorités de l’état, je ne les commenterai pas dans ce billet mais renvoie à la lettre de Wendelin Werner publié dans le journal Le Monde du 18 février 2009. (voir la brève du 19 février et le billet de Wendelin Werner)
Je reviens un instant sur les lieux communs. Un jour, je prendrai le temps de demander à un(e) psy – j’en connais pas mal dans mon entourage – pourquoi il y a ce transfert enseignant-copies. Probablement – mais je vérifierai cette hypothèse auprès des spécialistes de l’inconscient collectif – un des cauchemars récurrents au sujet de l’école, et des mathématiques en particulier, est celui des devoirs surveillés à savoir, la peur de la copie vide, de la page blanche, pire, la crainte d’être jugé comme un cancre.
L’écrit est cette magnifique et dangereuse expérience qui vous expose, qui révèle aux autres un peu de votre vie alors que vous êtes à l’abri des regards, dans la solitude de votre chambre, de votre bureau ou peut-être inconnu parmi les autres dans un parc. L’école marque à vie, les individus mais aussi leurs proches, à travers, il faut bien le reconnaître, les jugements parfois superficiels des enseignants.
L’écrivain Daniel Pennac dans son livre « Chagrin d’école » écrit en parlant de sa maman : « Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui paraissais pas armé pour durer. J’étais son enfant précaire. Elle me savait pourtant tiré d’affaire depuis ce mois de septembre 1969 où j’entrais dans ma première classe en qualité de professeur. Mais pendant les décennies qui suivirent (c’est-à-dire pendant la durée de ma vie adulte), son inquiétude résista secrètement à toutes les « preuves de réussite » que lui apportaient mes coups de téléphone, mes lettres, mes visites, la parution de mes livres, les articles de journaux ou mes passages chez Pivot ».
Expliquer, écrire, développer des arguments autour de son propre travail permet de prendre du recul, de peaufiner ses arguments et enfin d’arriver à le présenter au public en en faisant le plus fa-sci-nants des métiers. Pourquoi nous, enseignants-chercheurs, nous interdisons-nous cette démarche ? Je fréquente occasionnellement les artistes du monde du théâtre. Ils m’impressionnent toujours lorsqu’ils parlent de leur travail. En les écoutant déclamer les frissons provoqués par tel ou tel rôle, l’émotion provoquée par la présence d’un public massif venu les admirer, j’en arrive à me poser des questions sur le véritable intérêt de mon propre métier, tant ils magnifient le leur. C’est d’autant plus difficile pour moi lorsque par exemple je tente d’improviser quelques mots sur mon dernier sujet de recherche : le « schéma de Hilbert des quadruplets de points d’une quadrique de l’espace projectif complexe ». Je me dis alors qu’une prise de parole sur un tel sujet ne peut pas s’improviser. Elle doit être longuement préparée et le sujet présenté de façon profonde et légère à la fois. C’est cette philosophie que les gens sont le mieux à même de comprendre. En effet, il faut des années d’études avant de pouvoir définir correctement des mots comme schéma de Hilbert. La description du long chemin, fait de joies et de souffrances, qui vous permet aujourd’hui d’aborder professionnellement un tel sujet d’étude aidera vos amis à comprendre que vous êtes bien un être humain comme eux et non un extraterrestre. Je me dis même qu’il faut arrêter d’être simpliste et expéditif mais qu’il faut prendre le temps d’entrer dans certains détails et expliquer pourquoi nous sommes rémunérés pour exercer une activité passionnante. Je ne vous cacherai pas que je commence aussi à avoir, par les temps qui courent, une certaine crainte à dire que je m’amuse en travaillant car ceci peut prêter à confusion. Surtout lorsqu’il s’agit de dire que vous travaillez dans des espaces qui dépassent la dimension trois et qui sont au moins de dimension six ! A quoi bon tout ça ? A quoi bon dépasser la dimension trois ? Voilà une question qui peut surgir lors d’une soirée entre amis et à laquelle on ne peut pas répondre sans y avoir longuement réfléchi auparavant. Il y a maintenant d’excellents films sur le sujet (n’est-ce pas Monsieur Ghys ! 2 Voir ce billet ), mais on ne pourra pas toujours éviter la question ou invoquer un prétexte comme la complexité du sujet, faute de quoi vos amis partiront avec une idée suspecte de l’utilité de votre activité.
Ces derniers mois je n’ai pas vraiment eu d’occasions de discuter de mon propre travail. En effet, peu de monde dans mon voisinage s’est interrogé sur mes activités de manifestant ! A une seule occasion, mes voisins aide-soignants, intrigués par des tracts affichés aux fenêtres de ma maison, ont cherché à comprendre les revendications des enseignants-chercheurs. Ayant une bonne opinion de moi, la conversation n’a pas dépassé les cinq minutes. Dommage ! Ceci dit, ce premier contact m’a permis de cueillir, au cas où j’en aurais eu besoin, les premières impressions du grand public au sujet de notre métier. Mes voisins, par ailleurs très charmants, ont à nouveau repris à leur compte l’idée déjà citée que les professeurs sont des personnes muni(e)s d’une très grande patience car ils (elles) passent beaucoup de temps à corriger des copies ! Las des non-dits et un peu exaspéré, j’ai profité d’une fête donnée à la maison pour expliquer à mes invités non seulement le métier d’enseignant-chercheur mais aussi le déroulement de nos carrières : comment se font les évaluations qui vont déterminer les évolutions de carrière et donc nos salaires. « J’ai donné des chiffres », comme on entend souvent dire. Par exemple, le salaire d’un maître de conférences, c’est-à-dire d’un Bac+8 (au plus tôt), est au début de sa carrière de l’ordre de 1 600 euros net par mois et celui en fin carrière de l’ordre de 3 000 euros net par mois s’il a le malheur de ne pas passer hors classe !
Mais au fait, en quoi consiste notre travail ? Quelle est la mission pour laquelle est embauché un jeune docteur (répétons : au moins un Bac + 8) sur un poste d’enseignant-chercheur ? Allons-y et tenez-vous bien :
« Les enseignants-chercheurs participent à l’élaboration et assurent la transmission des connaissances au titre de la formation initiale et continue. Ils assurent la direction, le conseil et l’orientation des étudiants. Ils organisent leurs enseignements au sein d’équipes pédagogiques et en liaison avec les milieux professionnels. Ils établissent à cet effet une coopération avec les entreprises publiques ou privées. Ils concourent à la formation des maîtres et à l’éducation permanente.
Ils ont également pour mission le développement de la recherche fondamentale appliquée, pédagogique ou technologique ainsi que la valorisation de ses résultats. Ils participent au développement scientifique et technologique en liaison avec les grands organismes de recherche et avec les secteurs sociaux et économiques concernés. Ils concourent à la réalisation des objectifs définis par la loi n° 82-610 du 15 juillet 1982 d’orientation et programmation pour la recherche et le développement technologique de la France. Ils contribuent à la coopération entre la recherche universitaire, la recherche industrielle et l’ensemble des secteurs de production.
Ils participent à la diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique. Ils assurent, le cas échéant, la conservation et l’enrichissement des collections confiées aux établissements et peuvent être chargés des questions documentaires dans leur unité, école ou institut.
Ils contribuent au sein de la communauté scientifique et culturelle internationale à la transmission des connaissances et à la formation. Ils contribuent également au progrès de la recherche. Ils peuvent se voir confier des missions de coopération internationale.
Ils participent aux jury d’examen et de concours. Ils participent également aux instances prévues par la loi sur l’enseignement supérieur, par la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France ou par les statuts des établissements. »
Ne s’agit-il pas d’un beau programme ? D’un magnifique projet à accomplir tout au long de sa vie ? J’ai tout simplement recopié le contrat que j’ai signé en 1990 quand j’ai pris mes fonctions à l’université Lille 1 concernant les missions de service public de l’enseignement supérieur définies par la loi du 26 janvier 1984. Voilà ce que j’essaie de communiquer aux gens, c’est-à-dire en quoi consistent mes missions en dehors des corrections de copies.
Au sujet de mes horaires de travail, il y aurait également beaucoup à dire. Je peux quitter mon domicile à 10h00, comme je peux le regagner à 20h00. je peux également, comme en ce moment, terminer la rédaction de ce billet alors qu’il est presque une heure du matin. En dehors de ma femme, qui en sera témoin ? Tant pis pour les collègues célibataires, ils n’ont qu’à aller réveiller leurs voisins au moment où il se couchent pour les prendre à témoins ! Quand je me lève à 05h00 pour travailler, puisque depuis toujours je suis convaincu que j’ai formulé mes meilleurs idées entre cinq et six heures du matin, qui peut le constater ? Je ne parlerais pas non plus de ce qui peut se passer quand je ferme cette fameuse porte pour donner mon cours, sur lequel j’ai réfléchi, passé du temps pour le structurer, pour chercher des exemples plus ou moins élaborés, des liens avec l’histoire et avec d’autres disciplines. En effet, comme le disait Henri Lebesgue, un cours, d’abord on le prépare ensuite on l’improvise. Pas simple non plus lorsqu’en face vous n’avez pas toujours un public conquis venu librement vous écouter à l’image de celui qui se déplace pour assister à une pièce de théâtre ou voir un film.
Je ne parlerais pas non plus du fait qu’un professeur d’école ou un enseignant du secondaire, par le seul fait d’être en position d’enseigner est déjà un chercheur ! Tout le monde sait plus ou moins qu’il ne suffit pas de répéter un cours écrit sur un manuel. Tout le monde sait qu’il faut d’autres compétences que celle liées aux connaissances d’une discipline. Tout le monde sait qu’être à l’aise dans une classe c’est autre chose que d’être dans une classe. On dit souvent d’un artiste qu’il a une présence ; ceci reste valable pour un enseignant. Un professeur, un professeur de mathématiques en particulier, doit aussi connaître l’art de dessiner, de conter. Et je pourrais continuer la liste. Pour faire court je dirai tout simplement qu’un professeur exerce plusieurs métiers en un !
J’ai essayé de faire passer une partie de tous ces messages à ma pharmacienne, car je pensais qu’elle avait le bagage culturel pour le recevoir. Mais, mais,.. mais vers la fin de notre échange la question « essentielle » est enfin sortie : « mais vous n’avez pas trop de vacances ? »
Il reste vrai que je n’ai pas raconté à ma pharmacienne comment j’ai du gérer de situations difficiles lorsque j’enseignais en lycée professionnel à Lyon et que les élèves me demandaient parfois sur un ton moqueur parfois sur un ton plus agressif de leur donner des cours de cuisine italienne à la place du cours de mathématiques (ceci dit, j’adore cuisiner). Cependant, je ne voulais pas perdre ma place comme le collègue qui m’avait précédé. La situation du film « Entre le murs » de Laurent Cantet, je l’ai pratiquement vécue. Je me disais dans les moments les plus durs : « vivement les vacances ! » A mes yeux, il me semble clair qu’un jour il faudra vraiment réformer l’école, l’université et peut-être chaque individu de la planète entière car petit à petit celle-ci est en train de mourir. C’est peut-être un signe que les hommes n’ont pas pris les bonnes directions… et je continue à penser que nous ne sommes pas encore éduqués à nous poser les bonnes questions.
Oui, réformons, réformons tout, à commencer par nous même, un petit peu chaque jour.
Par les temps qui courent, il faudra peut-être que je prenne le courage de faire ma réforme : vaincre définitivement ma timidité. Pourquoi ? Pour que je me lance à faire une conférence chaque semaine devant ma pharmacie. Le premier pourrait s’intituler : le calcul du cinquième groupe de cohomologie à coefficients entiers de l’espace des lacets. Je suis sûr que certains auditeurs troublés par mes vives émotions, mes mimiques et mes gestes finiront par penser que j’ai raté mes vraies vocations : clown ou cordonnier !
J’ai encore du boulot, pardon du pain sur la planche.