Du nouveau dans l’affaire Maurice Audin

Tribune libre
Publié le 23 mars 2012

Maurice Audin

En août 2011, le Monde 16sous la plume de Pierre le Hir. rapporte en ces termes des propos de Cédric Villani, mathématicien lauréat de la médaille Fields en 2010 17l’équivalent du prix Nobel en mathématiques. :

L’histoire compte nombre de mathématiciens engagés, contestataires, prêts à remettre en cause les régimes trop autoritaires, tels Gaspard Monge, révolutionnaire enragé, Evariste Galois, républicain acharné, Maurice Audin, militant anticolonnialiste.

L’hommage à Maurice Audin est appuyé. Maurice Audin était un mathématicien algérois. Etudiant brillant, il travaillait à une thèse en analyse fonctionnelle à la faculté d’Alger, quand il fut arrêté en juin 1957 par l’armée française, torturé, et assassiné par un militaire, probablement en juin 1957 18Ce n’est pas la version officielle.. Il a alors vingt-cinq ans, est marié à Josette Audin avec qui il a eu trois enfants  19dont l’aînée, Michèle Audin deviendra, et est toujours, professeur à l’Université de Strasbourg. . Les circonstances exactes de sa mort sont à ce jour encore inconnues. Cependant, récemment, Nathalie Funès, journaliste au Nouvel Observateur, a retrouvé un document signé du colonel Godard, alors commandant de la zone Alger-Sahel, et nommant l’assassin de Maurice Audin. De plus, le colonel Godard écrit que Maurice Audin a bel et bien été exécuté par un militaire. Ce qui est la toute première source écrite d’origine militaire qui n’accrédite pas la fable (vérité officielle) de l’évasion de Maurice Audin. Elle relate sa découverte dans un livre émouvant « Le camp de Lodi » 20 Editions Stock, 2012. Le camp de Lodi est un camp d’internement de français pendant la guerre d’Algérie. et aussi dans son article du Nouvel Observateur daté du 1er mars « Révélations sur l’affaire Audin ».

Le contexte de l’arrestation

La guerre d’Algérie a commencé en 1954, déclenchée par le Front de Libération Nationale algérien (FLN). En janvier 1957, à la suite des tensions extrêmes entre européens et musulmans à Alger, d’attentats et d’exactions de part et d’autre, la « pacification » d’Alger est confiée au général Massu et à ses parachutistes. L’armée exerce alors les fonctions de police et de justice dans la capitale algérienne, au mépris des lois de la République, et de la guerre. C’est ce qu’on appelle la bataille d’Alger 21relatée dans le très beau film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.. Trois mille personnes, d’origine musulmane mais aussi européenne, disparaissent pendant cette période 22Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Benjamin Stora, Editions la Découverte..

En particulier, les militants du parti communiste algérien (PCA), qui soutient le FLN, sont inquiétés. Maurice Audin, membre du PCA, est arrêté le 11 juin 1957, alors qu’il n’a jamais été mêlé au moindre attentat et s’est borné à distribuer des tracts et à héberger d’autres militants. Le 21 juin 1957, il est déclaré officiellement« évadé »  23Ces pseudo-évasions cachaient le plus souvent des meurtres.. L’historien et helléniste Pierre Vidal-Naquet démontrera toutes les incohérences de cette thèse de l’évasion dans son livre, « L’affaire Audin », paru en 1958 24aux éditions de Minuit, et adapté au cinéma en 2010 par François Demerliac sous le titre Maurice Audin, la Disparition. Le livre de Vidal-Naquet ne sera pas poursuivi en diffamation.et désignera un coupable possible : un lieutenant du général Massu 25qui fera une brillante carrière..

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La soutenance de thèse « in abstentia »

Ce fut un fait marquant, qui sera célébré, quarante ans plus tard, à l’Institut Henri Poincaré, ainsi que par deux textes, l’un de Laurent Schwartz, l’autre de Josette Audin.

Revenons à cette année 1957. Le travail de Maurice Audin porte sur la notion d’indice d’un opérateur  26Voici une formule : si u est un opérateur linéaire entre deux espaces-vectoriels, l’indice (éventuellement infini) vaut dim(Ker(u))−codim(Im(u))., notion qui est désormais tout à fait classique, mais qui, alors, n’a pas été beaucoup étudiée. Il a commencé sa thèse comme assistant à la faculté des sciences d’Alger, sous la direction de René de Possel, et rencontre Laurent Schwartz au printemps, à Paris, pour lui demander d’encadrer la fin de sa thèse. Laurent Schwartz, qui a reçu en 1950 la médaille fields pour ses travaux sur les distributions, accepte, bien qu’il souligne qu’il reste encore du travail à faire. Laurent Schwartz est aussi, à cette époque, un partisan affiché de l’indépendance de l’Algérie. Aussi Maurice Audin lui confie-t-il les difficultés auxquelles il est confronté à Alger, comme membre du PCA. Ce sera leur seule rencontre.

A la disparition de son mari, Josette Audin, qui est professeur de mathématiques au lycée d’Alger, remue ciel et terre pour savoir ce qu’il est devenu et alerte rapidement Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz. C’est René de Possel qui a l’idée d’une soutenance de thèse in abstentia, qui aura lieu le 2 décembre 1957 à la Sorbonne. Le texte de Maurice Audin qui contient au chapitre V, « un très beau théorème spectral » comme le souligne Laurent Schwartz, est inachevé, et comporte encore des erreurs. Jacques Dixmier et Laurent Schwartz complètent le travail par un appendice apportant les corrections nécessaires. René de Possel fera l’exposé au tableau. La publicité est réussie : la salle où a lieu la soutenance est comble. De nombreux mathématiciens (et non-mathématiciens comme François Mauriac) sont présents.

Voici ce qu’en écrit Laurent Schwartz :

Au début de la séance, le président Favard demanda à haute voix dans la salle : « Maurice Audin est-il présent ? » J’avais trouvé cette idée farfelue mais il avait raison et le silence total qui suivit fut très impressionnant. (En fait, Audin était déjà mort).

L’organisation de cette soutenance de thèse est révélatrice du choc reçu par une partie de la communauté des mathématiciens, vis-à-vis du sort réservé à Maurice Audin et à sa famille. Vidal-Naquet 27L’affaire Audin, 1989. commente en ses termes l’attitude de la communauté, qu’il oppose aux autres universitaires jugés par lui, plus indifférents.

Les mathématiciens, (Henri Cartan, Roger Godement, et beaucoup d’autres) en tout cas, firent preuve d’une belle solidarité et d’une activité qui ne devait pas se démentir pendant et depuis la guerre d’Algérie 28Dans ses mémoires, Vidal-Naquet précise que Godement et Schwartz l’ont farouchement soutenu quand il a été mis à pied après sa signature du manifeste des 121. Godement s’est même débrouillé pour parler de la guerre d’Algérie dans son traité d’algèbre paru chez Hermann, tome 1, p.34 : .

2012 : toujours pas d’épilogue

Les poursuites engagées (une plainte contre X) dès juillet 1957, par Josette Audin, pour savoir ce qui est advenu de son mari, ne donneront rien. La lettre adressée par celle-ci, en 2007, à Nicolas Sarkozy 29après l’élection de ce dernier à la présidence de la République., demandant qu’enfin la lumière soit faite à propos de la disparition de Maurice Audin, restera sans réponse. A ce jour, et alors que les témoins de cette affaire disparaissent les uns après les autres, les circonstances précises de la mort de Maurice Audin restent obscures, même s’il ne fait pas de doute qu’un ou des militaires soient à l’origine de la mort du mathématicien. Jusqu’à présent prévalait l’hypothèse de Pierre Vidal-Naquet, mettant en cause un lieutenant parachutiste. Voici, ce que Josette Audin a dit à ce sujet à Pierre Vidal-Naquet (propos rapportés par ce dernier 30Pierre Vidal-Naquet. Mémoires, le trouble et la lumière, 1955-1998, Seuil/La découverte.).

Josette Audin était tenue au courant de mes efforts. Quand je commençai à lui parler de « preuves », elle s’inquiéta, comme épouse et comme mathématicienne. Elle me fit remarquer fermement que Maurice Audin n’était pas seulement pour elle un intellectuel victime de l’arbitraire. Quand elle eut mon texte en main, avant sa publication, elle me fit observer que je m’avançais un peu loin en insistant sur le rôle du lieutenant Charbonnier : « Vous n’avez pas de preuves, seulement de fortes présomptions. »

Ironiquement, plus de cinquante ans après, la découverte de la lettre du colonel Godard par Nathalie Funès, donne raison à Josette Audin et surtout relance cette affaire. Les historiens Benjamin Stora et Mohammed Harbi viennent d’adresser une nouvelle lettre au président de la République, pour demander « la levée du secret défense sur tous les documents relatifs à cette affaire » afin de « rétablir la vérité historique sur un événement marquant de la guerre d’Algérie ».

Post-scriptum

Le Nouvel Observateur du 22 mars 2012 publie un article de Nathalie Funès au titre explicite :
« Josette Audin veut la vérité sur la mort de son mari. » Y figure une photocopie de la lettre du colonel Godard,
évoquant une « éxécution sur ordre » de Maurice Audin. Dans cet article, Josette Audin s’associe à la requête de Benjamin Stora et Mohammed Harbi auprès du chef de l’Etat, pour
la levée du secret défense.

Il y eut d’autres soutenances de thèse « in abstentia » en mathématiques.  Lors de l’attentat au RER Port-Royal de décembre 1996, deux étudiants de mathématiques de l’Université de Paris 13, Mohammed Benchaou et Younes Nait Slimane figurent parmi les victimes.
Leurs thèses ont été soutenues « in absentia » le vendredi 27 juin 1997.

Je remercie Pierre Audin, auteur du site sur Maurice Audin,
dont j’ai utilisé la documentation, ainsi que François Sauvageot pour m’avoir signalé le livre d’algèbre de Godement.L

ÉCRIT PAR

Christine Huyghe

Directeur de Recherche CNRS - l'Université de Franche-Comté (Besançon)

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Commentaires

  1. Secrétariat de rédaction
    mars 23, 2012
    16h48