Du processus de découverte

Tribune libre
Publié le 27 janvier 2010

 

J’ai eu entre les mains un formulaire pour la demande d’un financement de recherches en mathématiques pures, dans lequel il fallait rédiger mois par mois les résultats que l’on planifiait d’y démontrer. Un tel formulaire montre une méconnaissance profonde du fonctionnement de la recherche.

Pour contribuer à remédier à cette méconnaissance, je pense qu’il est important d’expliquer par des exemples concrets la complexité des processus de découverte. Il n’est pas facile de trouver de tels exemples, car la plupart du temps les articles de recherche ne disent pas un mot du processus les ayant constitués, des questions initiales, de leurs métamorphoses, des tâtonnements, de l’importance des discussions avec d’autres chercheurs… C’est compréhensible, puisque les chercheurs craignent en général d’être pris pour de petits joueurs s’ils montraient à quel point ils ont peiné pour démontrer quelque chose qui leur parait évident a posteriori.

Heureusement, il arrive que des mathématiciens écrivent des articles de souvenirs dans lesquels ils dévoilent certains aspects de l’anatomie de la recherche.

Je choisis de donner ici un exemple de mon domaine de recherche, la topologie des singularités. Je traduis des extraits d’un article [1] du mathématicien allemand Egbert Brieskorn, élève de Friedrich Hirzebruch.

Ces extraits concernent la découverte par Brieskorn et Hirzebruch en 1965 d’équations explicites pour des sphères exotiques, découvertes quant à elles par le mathématicien américain John Milnor vers 1956, ce qui lui valut une médaille Fields. Ces équations intéressèrent tellement Milnor, que pour mieux les comprendre il écrivit un livre qui fonda l’étude topologique des singularités d’hypersurfaces.

Il n’est pas nécessaire de comprendre les mathématiques en jeu pour découvrir dans ces extraits des aspects importants du fonctionnement de la recherche. En particulier, je voudrais attirer l’attention du lecteur sur les points suivants :

  • Le problème de départ n’a a priori rien à voir avec les sphères exotiques.
  • Brieskorn le résout dans tous les cas, sauf un, qui résiste. Ce dernier cas est donné par une équation explicite, d’une forme spéciale.
  • La suite d’équations étudiée par Brieskorn, de même type que celle qui résiste, est choisie afin d’arriver à un exemple calculable. Les suggestions d’autres mathématiciens ont été très importantes dans le choix de cette suite.
  • La porte d’entrée vers la découverte d’un lien avec les sphères exotiques a été un résultat « irritant » d’un calcul, n’apportant apparemment aucun renseignement pour le problème initial.
  • Si on avait demandé à Brieskorn de prévoir le déroulement de sa recherche, il se serait complètement trompé. En prenant au pied de la lettre un formulaire de planification qu’il aurait rempli, on aurait dû lui refuser des financements ultérieurs pour non respect du plan …
  • Il s’agit néanmoins d’une recherche particulièrement fructueuse, car elle a déclenché un processus de découvertes en chaîne.

Je donne la parole à Brieskorn :


[…] J’ai essayé de prendre des forces en regardant le bel
icosaèdre de cristal
sur le linteau de mon appartement [[N.d.T : car la singularité
de type \(E_8\) est intimement reliée à l’icosaèdre régulier.]] […], mais je ne parvins nulle
part et je devins
de plus en plus déprimé. En Décembre 1965 j’ai écrit à ma mère que
j’abandonnais \(E_8\). […]

Dans une lettre datée du 24 Mars 1966, Hirzebruch […] obtint:

Théorème
La variété
\[ \{ (z_0,…,z_5) \in \mathbb{C}^6 \: | \: z_0^3 + z_1^2 +
\cdots + z_5^2 =0, ||z||=1 \} \]
est une sphère exotique.

[…] Deux semaines plus tard un nouvel acteur parut. Le 16 Avril, John Nash
me montra une lettre que John Milnor lui avait adressée. […] Le
texte est le suivant:

«{Cher John,

J’ai apprécié notre conversation de la semaine dernière. L’exemple de
Brieskorn est fascinant. Après l’avoir contemplé pendant un certain temps
je pense que je sais quelles variétés de ce type sont des sphères, mais
l’énoncé est compliqué et la preuve n’existe pas encore. […]}»

[…] même sans connaître les idées de Milnor, par un coup de chance
je fus capable de prouver
ses affirmations en moins de deux semaines. Sur
l’étagère des nouveautés dans la bibliothèque du MIT j’ai trouvé un
article de
Frédéric Pham soumis au Bulletin de la Société Mathématique de France
en 1965. […] Pham, qui à l’époque travaillait au Service de
Physique Théorique
de Saclay était motivé par des problèmes qui semblaient à première vue
non reliés avec ce que l’on faisait.

[…] De ses résultats j’ai pu déduire sans peine la partie homologique des
affirmations de Milnor. […]

[…] Pendant ce temps, fin Avril, Milnor avait fini un manuscrit
intitulé “{Sur les singularités isolées des hypersurfaces}”. Il ne donnait pas une
preuve complète
de son affirmation sur la classe de singularités considérée dans sa
lettre à Nash,
mais il contenait des résultats de fondement sur les singularités isolées
d’hypersurfaces arbitraires.

[…] je suis revenu à mon vieux problème de la construction de résolutions
simultanées pour […] \(E_8\), la singularité icosaédrale. Maintenant
j’ai été finalement capable de le résoudre.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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Commentaires

  1. François Blanchard
    janvier 27, 2010
    14h44

    Excellente idée d’avoir présenté cet exemple d’une recherche dont le résultat était totalement imprévu. Et il n’a rien d’exceptionnel. À peu près chacun d’entre nous mathématiciens pourrait sortir le sien.
    Espérons qu’il aidera à convaincre quelques personnes, et parmi elles certains de nos collègues, qu’exiger des projets de recherche comportant un programme détaillé est dépourvu de sens.