Enseignement secondaire : des ambitions confinées

Débat
Écrit par Karen Brandin
Publié le 20 avril 2020

Un début de réponse et un éclairage partiel dans le cadre de l’enseignement secondaire à la question posée par Aziz El Kacimi dans son article Faut-il toujours motiver ce que l’on enseigne ?

Nous sommes très nombreux à apprécier les articles qui sont quotidiennement publiés sur Images des maths, nombreux à être touchés par cette forme de générosité, cette volonté de transmettre, de partager, d’informer, de débattre aussi et trop souvent, nous oublions de remercier les personnes qui consacrent un peu de leur temps et de leur énergie pour nous enrichir, nous stimuler voire nous intriguer. C’est peut-être un temps que nous n’avons plus vraiment mais plus sûrement, il s’agit d’un temps que l’on prend de moins en moins. Tout semble tellement acquis, tellement sûr, peut-être même « tellement dû ». Jusqu’à ces dernières semaines.

Désormais, du temps libre, du temps vide peut-être et dont on se serait bien passé, pour certains d’entre-nous en tous cas, ce n’est plus ce qui nous manque malheureusement. C’est donc le moment ou jamais de saluer l’effort de l’ensemble de cette équipe pour maintenir une dynamique sur ce site, un semblant de normalité quand justement plus rien ne l’est, normal. On pense forcément à certains enseignants, certains doctorants qui sont dans des situations précaires, une précarité humaine, matérielle ou les deux ; aux étudiants qui se retrouvent ou se sentent isolés, comme pris au piège. Pour lesquels, le confinement dans de toutes petites surfaces souvent loin de leurs proches, prend des allures de détention, de contention. Certains ne manqueront pas de voir dans cet isolement nécessaire, cet isolement dont on nous rappelle qu’il sauve des vies, une invitation à la créativité mais rien n’est moins sûr. J’ai lu il y a quelques jours ce que l’on sait tous : pour faire des maths, pas besoin de laboratoire ou de matériel sophistiqué : du papier, un crayon, une connexion internet malgré tout et on est parés. Je suis plus sceptique. Je pense qu’il faut aussi, pour avoir des idées, pour oser les formuler et les voir aboutir peut-être, avoir l’esprit libre, être quelque part « décomplexé ». Or quand le corps est maintenu en camisole, la tête a du mal à faire comme si de rien n’était. Sans compter qu’il y a des idées qui viennent en marchant et des silences tellement lourds qu’ils déconcentrent. Les maths, c’est une discipline humaine avant tout donc disons tout simplement que cela dépend de chacun. Que dire aussi de ces milliers d’étudiants qui ont appris au détour d’un mail lacunaire, un dimanche bien souvent, que les concours d’enseignement, les concours aux grandes écoles qui donnent une orientation de vie, étaient ajournés sans plus de précision. C’est vrai que l’on est dans une période où on est obligés de hiérarchiser les détresses et qu’un concours reporté, ce n’est pas une question de vie ou de mort mais cette détresse, elle compte pourtant, elle est légitime et elle aurait toutes les raisons de s’exprimer. Elle aura des conséquences forcément. Face à cette situation inédite que rien ne nous laissait présager, on n’est pas égaux une fois de plus. On parle beaucoup d’aptitude à la résilience ces derniers temps. Il s’agit là de gérer un stress supplémentaire couplé à de l’incertitude. Il faut craindre au final qu’en plus de celle des connaissances, une autre forme de sélection va s’opérer, s’ajouter, plus insidieuse, plus injuste sans doute que la stricte sélection académique. Aussi, restons « groupés, dégroupés ». Et à ces étudiants qui ne voient certainement pas ce délai supplémentaire comme une chance, je voudrais dire : « Ne lâchez rien surtout. On est de tout cœur avec vous. »

Enfin pour ceux, d’où qu’ils viennent, qui sont sensibles à cette discipline, pour ceux qu’elle rassure, qu’elle apaise tout simplement, qu’elle distrait pourquoi pas ? Les maths ont éventuellement un rôle à jouer en ce moment où tout nous échappe parce qu’elles sont fiables, parce qu’elles luttent contre les contradictions, les savoirs provisoires, parce que c’est aussi un espace de liberté dont on ne peut pas nous priver. En ce moment, c’est précieux.

C’était un aparté qui semblait important mais la motivation première de ce texte est un début de réponse, dans le cadre de l’enseignement secondaire, à l’article susmentionné de Aziz El Kacimi. En ce moment, ces questions de qualité d’enseignement semblent presque secondaires mais en matière d’éducation, on doit rester vigilants et se souvenir qu’une fois de plus, il vaudrait mieux prévenir que guérir. Après avoir lu cette réflexion engagée et sincère sur l’enseignement, on est nombreux j’imagine à regretter de ne pas avoir croisé la route d’Aziz lorsque l’on était étudiants et que tout était encore possible. On ne peut qu’adhérer à cette volonté de transmettre, d’accompagner sans imposer et on espère que les jeunes qu’il a contribué à former resteront fidèles aux valeurs qu’il défend. Qu’une sorte de transitivité va s’opérer. Je n’ai pas le souvenir lors de mes études, même parmi les profs inspirés et inspirants (certains l’étaient vraiment pourtant), de cours où l’on introduisait des notions, des concepts très généraux au travers d’exemples jugés élémentaires, ou en tous cas, qui nous étaient familiers. On prônait plutôt la méthode radicale de la « table rase » ! La géométrie, naturellement plus visuelle, est sans doute la discipline qui offre le plus d’opportunités en ce sens mais tout le monde ne pense pas à s’en saisir pour autant. C’est pourtant le chemin le plus court, le plus sûr pour accrocher l’auditoire et éviter de le braquer. Dans le cadre du lycée, la question évoluerait plutôt vers : « Peut-on réellement motiver ce que l’on enseigne ? » Est-ce que c’est encore possible ?

Rien n’est moins sûr malheureusement parce que les programmes sont trop généralistes. On aborde un peu de tout, dans un ordre qui laisse parfois songeur ou révolté et pour le coup, on construit « plus de murs que de ponts » là où pourtant, il y aurait urgence à décloisonner les notions pour laisser les objets s’exprimer, presque « respirer ».

Dans un monde idéal, on laisserait l’éducation aux profs et on oublierait un peu les textes officiels, les protocoles d’enseignement… Mais on n’est pas dans un monde idéal.

L’enseignement est devenu tellement artificiel (pas au sens des maths modernes pourtant dont on a tous entendu parler à défaut de les avoir « subies »), que tout se perd, rien ne se crée et surtout, rien ne se transforme en connaissances vraies, pérennes. Celles qui rendent libres parce qu’elles seront fiables et surtout transposables.

Je prends l’exemple du couple \( \ln / \exp \) dont l’introduction naturelle est un sujet récurrent de réflexion. A priori au lycée, on introduit (on impose) dans un premier temps la fonction exponentielle (de base \(e\) exclusivement à vrai dire) indépendamment de la réalité historique parce que, tout simplement, elle est plus facile à manipuler. Elle a des propriétés fantastiques en étant sa propre dérivée, en étant à valeurs strictement positives (pour le coup, les élèves prennent rapidement l’habitude de régler en deux coups de cuillère à pot les problèmes de signe des dérivées au point de perdre toute vigilance dans des contextes moins lisses !) et surtout, elle vérifie des propriétés algébriques qui font écho à celles bien connues (normalement) des puissances donc c’est rassurant. Je ne reviens pas par pudeur sur la maîtrise très personnelle de l’algèbre de base par les terminales S notamment grâce auxquels je découvre certaines identités et autres règles de simplifications régulièrement et à mon grand désespoir ! Idéalement, on prononce bien sûr le mot « équation différentielle » mais c’est une notion parachutée qui ne peut pas attirer l’attention des élèves puisque ce chapitre, pourtant très formateur, a été retiré du programme en 2013. Il va refaire son apparition très discrètement dès l’an prochain pour ceux qui vivront dangereusement, oseront toutes les audaces en choisissant « les maths expertes » ; enfin, s’ils existent. Mais essentiellement, le mal est fait. Pour que l’évocation de cette nouvelle forme d’équations dont les inconnues sont donc des fonctions marque les esprits, il faudrait avoir assez de créneaux horaires pour proposer durant une heure par semaine par exemple, des maths complémentaires non soumises à évaluation, une heure « culturelle » pourquoi pas ? qui rendraient simplement cet enseignement plus cohérent et du coup peut-être plus attractif. C’est un peu comme évoquer, au lieu du corollaire du théorème des valeurs intermédiaires, « le théorème de la bijection ». Les élèves qui utilisent cette terminologie le font par réflexe, par conditionnement mais ils n’ont souvent aucune idée de ce que l’on entend par « bijection ». L’effet pervers de ce vocabulaire imposé et rarement justifié, c’est que les maths perdent en crédibilité. « Les maths même pas vraies », c’est quand même un comble.

Les pistes évoquées par Aziz, aussi passionnantes et pertinentes soient-elles, ne peuvent pas en l’état, être exploitées au lycée me semble-t-il. On prend malgré tout le temps de motiver la création de cet outil en rappelant d’abord qu’il ne s’agit pas de maths « contemporaines » et qu’au XVIe, on ne faisait pas des maths « pour l’honneur de l’esprit humain » mais bien pour répondre à des problèmes concrets, imposés par la vie courante, commerciale notamment. En revanche, comme le chapitre sur « primitives/intégrales » est abordé assez tardivement dans l’année, on est contraints de laisser de côté le point de vue d’aire sous une hyperbole ou encore d’unique primitive de la fonction inverse qui s’annule en 1.

Sans compter que bien souvent, en physique-chimie, du fait des exigences du programme et de la difficulté de faire coïncider les enseignements de ces deux disciplines, un autre membre de la famille des logarithmes (le logarithme décimal), a été présenté en catastrophe comme un outil « faisant le job ». Certains élèves ont le sentiment en maths que l’on arrive après la bagarre. Je vais parler « d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » mais il y a de cela moins de dix ans, on avait plus de latitude pour que le lycée joue un rôle de tremplin vers le supérieur. On a du mal à le croire mais dans l’ancien programme de spé maths en section pourtant économique et sociale, on abordait dès la classe de première les fonctions de deux variables, les extrema sous contraintes, la notion de dérivée partielle. Le plus triste ou le plus rassurant, c’est que moins on est exigeant, moins les élèves comprennent.

Je veux croire que les terminales S finissent, malgré tout, par avoir une vision raisonnable de ce couple. Par contre, en terminale ES, je suis plus pessimiste. De plus en plus pessimiste à vrai dire. Nous sommes en partie responsables de cet effondrement parce que l’on use en permanence par confort ou lassitude, d’abus de notations qui sèment le trouble dans des esprits qui ont parfois des difficultés réelles à assimiler la nature des objets. Notamment, on écrit volontiers \(\ln 2\) plutôt que \(\ln(2)\) (on a le même problème en première avec \(\cos x \) plutôt que \(\cos(x)\)). Cela n’a l’air de rien mais pourtant nombreux sont les élèves qui n’assimilent pas que \(\ln 2\) représente l’image par la fonction \(\ln\) de \(2\). Pourtant, et c’est tout le problème, ils vont résoudre des équations (ou inéquations) du type \(\ln a=\ln b \) avec \(a > 0\) et \( b> 0\) par mimétisme ou en pensant que l’on « barre les \(\ln\) », autrement dit que l’on simplifie par un groupe de lettres puisqu’il est commun aux deux membres ! On les conditionne aussi pour, lorsqu’il s’agit de déterminer le plus petit rang \(n\) à partir duquel par exemple on se situe au-delà d’un seuil, savoir résoudre des inéquations de la forme :
\[7500-2500\times (0,96)^{n} \leq 6000.\]

Le processus de compréhension est quasiment inexistant pour une majorité d’élèves, j’en suis convaincue. C’est du confinement intellectuel qui aboutit à une forme d’inquiétude face à la discipline, de méfiance et de lassitude. C’est terrible parce que les maths, c’est fiable justement et cette matière donne sa chance à tout le monde, c’est tellement vaste. Il en ressort pour l’enseignant un sentiment de frustration parce qu’on se sent inutile, incapable de convaincre ; seulement capable d’imposer, autorité oblige. Il n’y a pas d’échanges ou trop peu avec des élèves de plus en plus passifs, consommateurs en fin de chaîne donc ils ne progressent pas et nous non plus.

Je rappelle cette citation attribuée à A. Einstein : « Pose ta question, tu seras idiot une seconde. Ne la pose pas, tu seras idiot toute ta vie. »

Est-ce que la réforme tend à faire bouger les lignes ? Sans doute mais plutôt en aggravant les choses. Désormais et de manière complètement parachutée, la fonction exponentielle de base \(e\) fait son apparition dans le programme de première spé maths donc. On a dû penser que les élèves qui allaient abandonner les maths en entrant en terminale tout en conservant le couple de sciences « expérimentales » : sciences physiques/SVT allaient connaître quelques petites déconvenues sur le tard car pour établir une théorie scientifique, il faut à un moment ou à un autre se résoudre à la formaliser si l’on veut la faire passer à la postérité. Il se trouve que les maths fonctionnent assez bien dans ce cas là. La fonction \(\exp\) est au cœur en ce moment par exemple, de nombreux articles (pharmacocinétiques, fonctions logistiques associées à la propagation des virus), comme les équations différentielles du premier ordre avec des modèles plutôt accessibles d’ailleurs dans leurs grandes lignes donc on comprend l’incohérence de cette réforme. Mais à vrai dire, on l’avait déjà compris. Qu’est ce que l’on attend apparemment des élèves en première ?

Qu’ils soient en mesure de mener une étude de fonction simple avec la présentation de fonctions composées mais a priori seulement de la forme \(x \mapsto e^{ax+b}\). Le cas général est laissé aux enseignants les plus téméraires. Certains n’hésitent pas à prendre la tangente et à faire dire au programme un peu plus que ce qui est prévu pour gagner en cohérence mais encore faut-il que la classe le permette. Or avec la suppression des sections et l’homogénéisation des ambitions, les classes n’ont jamais été plus hétérogènes et l’enseignement, inégalitaire. Les inégalités ont toujours existé : entre les grands lycées parisiens et la province, le public et le privé mais désormais il existe parfois un monde entre deux enseignements d’un même chapitre dispensés au sein d’un même établissement mais par deux enseignants aux profils ou convictions différents. Ce constat, très préoccupant pour la suite, serait à lui seul, l’objet d’un débat.

On a oublié que les maths irriguent de très nombreux domaines mais à des degrés de complexité différents donc il fallait une réforme beaucoup plus ajustée, nuancée et réfléchie. Pour en revenir à l’exponentielle, le plus déroutant c’est que les élèves peuvent être amenés à résoudre des équations impliquant la technique du changement de variable \(X=e^{x} \) qui est assez sophistiquée finalement mais en revanche ils se retrouvent devant un problème inextricable s’il s’agit de résoudre par exemple : \(e^{x}=2\). On peut les convaincre sans trop de peine de l’existence et de l’unicité de cette solution en s’appuyant sur le graphique ou bien entendu, via un magnifique tableur puisque c’est l’avenir paraît-il mais rien de plus. La question que l’on pourrait se poser, serait : « est-ce que les personnes qui font ces choix de programmes ont appris les maths de cette manière ? ». Est-ce que vraiment cette génération d’élèves ne mérite pas mieux ?

J’ai été interpellée, au travers des centaines de témoignages de professionnels de la santé à s’être prononcés sur la crise sanitaire ces dernières semaines, sur l’évocation lorsqu’il s’agit de prendre une décision de prime abord délicate, de la « méthode de Tom ». On peut la propager naturellement à l’enseignement : « est-ce bien là l’enseignement que je voudrais pour mon fils Tom, l’enseignement que je voudrais pour mes enfants ? »

Parmi ces jeunes, il devra y avoir impérativement les infectiologues, les chercheurs, les épidémiologistes de demain. Il faudra des personnes qui réfléchissent et qui doutent. Il ne faudrait pas l’oublier.

 

Post-scriptum

Je remercie chaleureusement Aziz El Kacimi pour m’avoir encouragée à donner de l’ampleur et de la visibilité à ce qui n’était à l’origine qu’un commentaire de son article.

ÉCRIT PAR

Karen Brandin

Enseignante -

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