Entretien avec Claude Loverdo et Mikhail Tikhonov

Entretien
Publié le 6 janvier 2021

Phylogénie, écologie, évolution… et mathématiques ! Le lien ne semble pas évident au premier abord, pourtant, le programme de 6 semaines qui réunira la communauté scientifique s’intéressant à ces thématiques est organisé par la maison des mathématiques et de la physique théorique, l’Institut Henri Poincaré . Preuve une nouvelle fois que la recherche en biologie est intimement liée à la physique et aux mathématiques, ce programme de recherche qui se tient en janvier et février est organisé par Anne-Florence Bitbol (EPFL), Claude Loverdo (CNRS & Sorbonne Université), Mikhail Tikhonov (Washington University St Louis) et Aleksandra Walczak (CNRS & ENS). Entretien avec Claude Loverdo et Mikhail Tikhonov.

Par Adrien Rossille, chargé de médiation scientifique à l’Institut Henri Poincaré

 

Adrien Rossille : Pourquoi les mathématiques et la physique sont-elles utiles dans le cadre de l’étude de la phylogénie et de l’écologie ? Comment interviennent-elles ?

Mikhail Tikhonov : Mon domaine de recherche concerne l’écologie et l’évolution des microbes. Ce sont des systèmes biologiques qui évoluent très rapidement, et où de nombreuses espèces différentes cohabitent. Pour étudier ces systèmes, à l’échelle microscopique, les outils de notre échelle humaine, macroscopique, ne s’appliquent pas. L’évolution des microbes n’a rien à voir avec celle des gros organismes – humains, animaux, végétaux : par exemple, ils peuvent s’échanger leur ADN entre eux, ce qui accélère grandement leur évolution. Pour étudier cette évolution, il est nécessaire d’avoir une approche qui est celle de la physique théorique, et qui incorpore de nombreux outils mathématiques. Ces outils théoriques sont indispensables car notre intuition s’avère souvent fausse à l’échelle microscopique.

Claude Loverdo : Mon travail s’inscrit dans une démarche de modélisation de systèmes biologiques, et cette modélisation s’appuie sur des outils des mathématiques appliquées. Notre point de vue est toutefois différent de celui des mathématiciennes et des mathématiciens, car en biophysique, notre objectif est avant tout de trouver des solutions approchées, qui peuvent être appliquées à nos données expérimentales.

Comment votre parcours scientifique vous a-t-il amené à étudier l’interaction entre mathématiques, physique et biologie ?

Claude Loverdo : J’ai toujours beaucoup aimé l’approche quantitative qui existe en physique, qui consiste à chercher quels sont les phénomènes les plus importants et à les modéliser en utilisant les outils mathématiques. J’aime aussi beaucoup la biologie pour son aspect très concret et sa forte présence autour de nous, mais également pour son besoin de mesures quantitatives. C’est cela qui m’a porté vers la physique appliquée à la biologie, cette interaction est nécessaire et le vivant est un objet d’étude fascinant !

Mikhail Tikhonov : J’ai commencé mon parcours en mathématiques et physique théorique, et je me suis dirigé vers la biophysique pendant ma thèse. La physique théorique est la discipline qui utilise les mathématiques pour porter nos recherches plus loin que l’intuition. L’écologie, l’évolution, le monde microbien, ce sont de nouveaux domaines auxquels il devient possible et utile d’appliquer ces méthodes. C’est ainsi que je me suis intéressé aux systèmes biologiques, même si la physique théorique reste le cœur de ma recherche.

Quels champs disciplinaires des mathématiques et de la physique sont-ils concernés par l’interaction avec la phylogénie et l’écologie ?

Claude Loverdo : Nos domaines d’études sont en interaction forte, côté mathématiques, avec l’analyse, par les équations différentielles partielles, et aussi avec le calcul stochastique via les processus de branchement. Côté physique, les domaines proches sont la physique statistique, qui est ma discipline d’origine, la mécanique – pour les interactions entre les différents éléments du système immunitaire du corps humain par exemple – et l’hydrodynamique – pour les questions de transport.

Mikhail Tikhonov : A ces domaines, on peut aussi ajouter, en mathématiques, les processus de Markov – qui sont des processus stochastiques – et toutes les techniques statistiques liées à l’inférence.

Vos recherches sont-elles aussi en interaction avec les sciences de la santé ?

Mikhail Tikhonov : L’université où je travaille, Washington University St Louis, est reconnue pour sa recherche en médecine à propos de l’étude du microbiome. De nombreux scientifiques de ce domaine s’intéressent fortement à l’interaction avec des disciplines plus théoriques. Ils pensent que les approches théoriques peuvent avoir une grande contribution pour la médecine – ils sont presque plus confiants que moi à ce sujet !

Claude Loverdo : Pour certains projets je suis en contact indirect avec des chercheuses et chercheurs en médecine. Par exemple, je travaille en ce moment avec une immunologiste qui collabore avec des vétérinaires, pour des questions de santé animale. Les applications de mes recherches pourraient avoir des retombées en médecine vétérinaire, par exemple en ce qui concerne les stratégies de traitements antibiotiques pour des élevages d’animaux.

En quoi est-ce que la notion d’échelle d’étude est-elle fondamentale dans vos recherches ?

Mikhail Tikhonov : Comme je le disais, les intuitions que nous avons à notre échelle macroscopique ne s’appliquent pas à l’échelle microscopique. Mais les deux échelles ne sont pas pour autant complètement déconnectées, et l’étude d’organismes microscopiques nous apprend beaucoup de choses sur les espèces de grande taille que nous sommes. Nous ne sommes pas, en tant qu’humains, une entité biologique unique, mais un système qui contient, à l’intérieur d’un grand organisme, des centaines d’espèces de microbes et bactéries. Étudier l’évolution de ces écosystèmes microscopiques très dynamiques a donc de grandes implications pour la santé humaine.

Claude Loverdo : Les modélisations que nous effectuons font effectivement interagir des échelles d’étude très différentes : par exemple, dans le cadre d’une collaboration avec une biologiste, j’étudie l’évolution de systèmes microbiologiques dans un organisme de souris. Pour ces modélisations, la notion d’inférence est fondamentale, car il est difficile expérimentalement de mesurer en continu l’état du système. On peut connaître le point de départ et le point d’arrivée, et les modèles dynamiques nous permettent de construire ce qu’il s’est passé entre les deux, à la fois à l’échelle microscopique et à l’échelle de l’organisme hôte.

Comment sont récupérées les données sur lesquelles vous travaillez ? En quoi cela évolue-t-il depuis quelques années ?

Claude Loverdo : Les données que j’utilise sont issues de collaborations avec des immunologistes. Ce n’est pas un débit de données énorme, ce qui fait que les méthodes classiques pour les traiter sont tout à fait adaptées. Par contre, dans d’autres projets de recherche et notamment ceux pour lesquels les données étudiées sont issues des nouvelles techniques de séquençage des virus, le nombre de données disponibles a considérablement augmenté ces dernières années. C’est une grande opportunité pour les biophysiciens ! Cela pose évidemment le défi du traitement de ces données, et de l’usage de méthodes issues de l’intelligence artificielle.

Mikhail Tikhonov : Les nouvelles technologies en biologie font effectivement exploser la quantité de données disponibles. Les techniques de séquençage de l’ADN en sont l’exemple le plus frappant. L’approche « big data » pour traiter ces données pose néanmoins question aux physiciens théoriciens : faut-il mieux avoir peu de données, mais issues de mesures précises et ciblées, ou beaucoup de données, avec un risque d’imprécision ? Les techniques d’intelligence artificielle permettent toutefois de s’affranchir d’erreurs de mesures pour identifier les motifs intéressants à étudier. C’est une approche complémentaire des raisonnements de la physique théorique.

Quels sont les défis scientifiques d’actualité et de demain dans le domaine de la biophysique, notamment pour les théoriciennes et théoriciens ?

Claude Loverdo : Les techniques de machine learning qui se développent pourraient peut-être permettre, à l’avenir, de questionner la fiabilité des données issues des techniques de séquençage. C’est un enjeu important car même si nous avons de plus en plus de données, nous ne sommes pas assurés de leur qualité et de leur robustesse.

Mikhail Tikhonov : Une grande question à se poser consiste à trouver une manière d’identifier les variables adaptées pour décrire un système biologique. C’est un défi très important car si on mesure les bonnes variables, cela permettra de mieux identifier quels paramètres sont prédictibles pour nos modèles. Cette démarche a toujours été un défi pour la physique statistique.

Claude Loverdo : Plus spécifiquement, en lien avec mes sujets de recherche, nous manquons de modèles quantitatifs pour décrire le comportement de systèmes biologiques, par exemple le système immunitaire dans le tube digestif. Le développement de nouveaux modèles prenant en compte entre autres les phénomènes de transport ou les concentrations de chaque composant serait un grand défi à venir.

Quels sont les temps forts du programme scientifique de 6 semaines que vous organisez à l’IHP en janvier et février 2021 ? Quels sont ses objectifs ?

Claude Loverdo : Les temps forts seront notamment les deux semaines de conférences : Ecology and co-evolution : from models to data and back du 11 au 15 janvier puis Phylogeny and inference : from models to data and back du 1er au 5 février. Entre ces deux événements seront aussi organisées des sessions plus pédagogiques. Vu le contexte sanitaire, beaucoup de ces activités auront lieu en visioconférence, ce qui malgré les contraintes techniques présente l’intérêt de pouvoir être accessible à des personnes qui n’auraient pas pu venir à Paris.

Mikhail Tikhonov : Cette nouvelle organisation nous permet effectivement de bénéficier d’une audience plus large, notamment de jeunes chercheuses et chercheurs qui n’auraient pas eu l’opportunité de se déplacer. Nous sommes ravis de la liste prestigieuse d’oratrices et d’orateurs qui animeront les conférences : c’est une vraie réussite qui confirme l’intérêt de la communauté scientifique pour les interactions entre mathématiques, physique et biologie.

 

Crédits images

Crédits photos : pages personnelles de Claude Loverdo et Mikhail Tikhonov

ÉCRIT PAR

Adrien Rossille

Chargé de projets de médiation scientifique - Institut Henri Poincaré

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