Entretien avec Luis Almeida et Marie Doumic

Entretien

Entretien à propos de géométrie, de topologie et de science des données

Publié le 10 mars 2022

Mathématiques… et biologie ! La connexion entre ces deux disciplines scientifiques est très riche et occupe de nombreuses chercheuses et de nombreux chercheurs, dans des champs de recherche comme l’oncologie, la génétique, l’épidémiologie, l’écologie, les neurosciences, … Tous les domaines de la biologie sont concernés, mais également tous les domaines des mathématiques. C’est pour mieux comprendre ces liens étroits et féconds que Luis Almeida (CNRS et Sorbonne Université) et Marie Doumic (Inria) nous présentent leurs sujets de recherches, en lien avec le programme Mathematical modeling of organization in living Matter à l’Institut Henri Poincaré, qu’elle et il co-organisent de janvier à avril 2022 avec Vincent Calvez (CNRS et Université Claude Bernard Lyon 1), Benoît Perthame (Sorbonne Université) et Patricia Reynaud-Bouret (CNRS et Université Côte d’Azur).

mais pourquoi

Par Adrien Rossille, chargé de médiation scientifique à l’Institut Henri Poincaré

Adrien Rossille : Marie Doumic, Luis Almeida, vous êtes tous les deux associés à l’équipe de recherche MAMBA (Modelling and Analysis for Medical and Biological Applications), commune entre l’Inria et Sorbonne Université. Quels sont les objectifs de recherche de cette équipe ?

Marie Doumic : Cette équipe de recherche regroupe des mathématiciennes et mathématiciens ayant à cœur de mener des recherches avec des biologistes et des médecins. Ces recherches s’appuient essentiellement sur la modélisation et l’analyse, et la plupart de ses membres sont donc spécialisés dans l’étude des équations aux dérivées partielles. On trouve aussi, et de plus en plus, des personnes dont les cœurs de métier sont les probabilités ou les statistiques. Les champs d’application offerts par la biologie amènent beaucoup de chercheurs et chercheuses en mathématiques à s’intéresser au vivant, et à remettre en question des connaissances que l’on pensait déjà établies.

Pouvez-vous donner un exemple de connaissance scientifique ayant été remise en question par l’étude de phénomènes biologiques ?

Luis Almeida : Notre collègue Vincent Calvez a donné un exemple très parlant pendant le programme à l’Institut Henri Poincaré : l’histoire des crapauds-buffles en Australie. Espèce de crapaud de grande taille (les plus gros spécimens peuvent mesurer jusqu’à deux kilogrammes) originaire d’Amérique Latine, le crapaud-buffle a été introduit dans le Queensland, au nord-est de l’Australie, il y a soixante-dix ans pour chasser une espèce invasive de scarabées qui décimait les plantations. Capable de se défendre de ses prédateurs, le crapaud-buffle est devenu invasif à son tour, et a vu sa surface de présence s’étendre progressivement sur le territoire australien. La découverte nouvelle est liée à la vitesse d’agrandissement de cette zone de présence : elle n’est pas constante, contrairement à ce qui était toujours observé dans des cas similaires, mais elle augmente. L’agrandissement de la zone de répartition de cette espèce accélère chaque année, à cause du réchauffement climatique, et de la sélection naturelle qui favorise les individus de plus grande taille, plus à même de coloniser rapidement d’autres territoires. L’observation de ce phénomène biologique a donc permis de compléter les connaissances en termes de propagations d’espèces.

Un crapaud buffle

Quelles sont les disciplines des mathématiques qui interviennent dans les interactions entre mathématiques et biologie ?

Luis Almeida : On retrouve largement les équations aux dérivées partielles, les probabilités et les statistiques. Ce sont les domaines auxquels on pense tout de suite, mais on retrouve aussi les mathématiques discrètes, la théorie des graphes et la combinatoire. On retrouve aussi tous les domaines d’étude liés à l’informatique. En somme, ce sont toutes les mathématiques qui peuvent intervenir dans l’étude de phénomènes biologiques.

Peut-on associer à chacun de ces domaines des mathématiques un champ d’étude en biologie ? Ou chaque domaine peut-il intervenir dans toutes les sciences du vivant ?

Marie Doumic : Chacune de ces disciplines des mathématiques peut intervenir dans de nombreux domaines de la biologie : l’écologie, l’évolution, la génétique, les neurosciences, l’épidémiologie, la modélisation du corps humain, … Le choix des outils mathématiques ne dépend pas de ces domaines, mais plutôt de l’échelle d’étude : au niveau macroscopique, lorsque l’on étudie des systèmes de grande taille ou de grand nombre d’individus, on utilise plutôt les équations aux dérivées partielles ; au niveau microscopique, lorsque l’on a à disposition de petites quantités de données, ce sont les probabilités qui interviennent le plus. Associer à chaque échelle d’étude un type de modélisation est justement un champ de recherche très important dans notre domaine !

Tous les domaines des sciences du vivant sont-ils concernés par l’approche mathématique ?

Marie Doumic : Oui, clairement, et sans hésitation. Il y a des mathématiques partout en biologie. C’est pour cela que de nombreux collègues mathématiciennes et mathématiciens suivent de très près les avancées de la biologie pour fournir des modèles mathématiques partout dès que le besoin s’en fait ressentir.

Les mathématiciennes et mathématiciens sont-elles et ils suffisamment formés pour comprendre les enjeux liés aux sciences du vivant ?

Luis Almeida : C’est là un grand enjeu de la formation initiale des chercheuses et des chercheurs. Historiquement, les liens entre biologie et physique, ou entre mathématiques et physique, ont plus été favorisés que ceux entre mathématiques et biologie, que ce soit dans les projets de recherche ou dans les formations dans l’enseignement supérieur. Toutefois, depuis que la communauté scientifique a fait le constat que la biologie offre un champ d’applications immense aux mathématiques, aussi grand sinon plus que la physique, des formations offrant une double culture entre mathématiques et biologie sont apparues. Les jeunes chercheuses et chercheurs de notre domaine sont donc mieux préparés aux enjeux de ces deux disciplines que leurs aînés, qui pour la plupart ont étudié uniquement les mathématiques avant de s’intéresser à la biologie pendant leur carrière.

N’y a-t-il pas, dans les collaborations entre chercheuses et chercheurs en mathématiques et en biologie, un risque de conflit dans les temporalités de la recherche ?

Marie Doumic : On pourrait penser à prime abord, et c’était mon cas lorsque je me suis lancée dans ce domaine, que la temporalité des recherches en biologie était beaucoup plus rapide que celle des mathématiques. Cet a priori est dû notamment à l’abondance de publications dans les sciences du vivant par rapport aux mathématiques, et à une vitesse d’avancée de la recherche paraissant plus rapide. Dans les faits toutefois, même si cet a priori comporte une part de vérité, il est loin d’être une généralité. En effet, les biologistes ont besoin d’un temps long pour mener des recherches expérimentales, en termes d’installations, de répétitions des expériences, de modifications des conditions expérimentales, … Les mathématiciennes et mathématiciens n’ont pas ces contraintes et peuvent aussi être en avance sur la recherche en biologie.

Comment votre parcours de chercheuse et de chercheur vous a-t-il amené à vous intéresser aux interactions entre mathématiques et sciences du vivant ?

Luis Almeida : J’ai effectué ma thèse en mathématiques pour la physique et la géométrie, sur des modèles de supraconductivité. Les modèles mathématiques que j’ai développés dans ce cadre, des modèles de transition de phase, peuvent aussi être appliqués à des questions de biologie. Ensuite, ce sont des rencontres avec des biochimistes qui m’ont permis de me lancer dans les mathématiques appliquées à la biologie. Au début de ma carrière, j’ai même appris à trier et croiser des drosophiles pour des expériences de biologie !

Une drosophile

Marie Doumic : De mon côté, j’ai effectué une thèse en mathématiques appliquées à la physique des lasers. À cette époque, à la fin des années 1990, il y avait encore peu de recherches en interdisciplinarité mathématiques -biologie. J’ai aussi suivi des études et eu des expériences professionnelles dans le domaine de l’ingénierie. En revenant dans la recherche académique, j’ai choisi d’orienter mes recherches vers les applications à la biologie, qui me fascinaient, et ouvraient de nouvelles possibilités enthousiasmantes. Pouvoir apporter par l’analyse mathématique des réponses à de grandes questions biologiques est fondamental pour moi.

Pouvez-vous donner un exemple de projet de recherche auquel vous avez contribué et qui a permis de faire avancer, grâce aux mathématiques, la compréhension de phénomènes biologiques ?

Marie Doumic : Dans le cadre de recherches sur la polymérisation des protéines, responsables de maladies aujourd’hui incurables comme Alzheimer, j’ai étudié des problèmes de fragmentation. Les polymères sont des molécules de grande taille constituées d’un enchaînement de briques élémentaires, les monomères. On pense que la fragmentation de ces polymères accroit l’infection par des réactions en chaîne : les polymères se divisent, puis grossissent en absorbant des monomères, puis se divisent encore, etc. Il est donc essentiel de connaître en détail ces mécanismes. Nos recherches ont permis de montrer que les fibres de polymères responsables de la maladie de Parkinson étaient plus instables (se fragmentaient plus vite) que ceux qui n’étaient pas associés à une maladie.

Schéma de la fragmentation des polymères

Luis Almeida : Mes travaux de recherche portent entre autres sur la modélisation de maladies infectieuses transmises par des moustiques, comme la dengue. Une question qui peut se poser est comment former une barrière pour éviter la propagation de la dengue dans de nouvelles zones géographiques. La création de zones tampons est compliquée et coûteuse, et repose notamment sur le relâchement dans la nature de moustiques mâles stériles, c’est-à-dire qui ne piquent pas et ne peuvent pas se reproduire. Les mathématiques ici servent à optimiser le nombre de moustiques mâles stériles relâchés, et les lieux d’actions, de manière à avoir une action la plus efficace possible.

Un moustique de l’espèce Aedes aegypti, l’une de celles pouvant transmettre la dengue.

ÉCRIT PAR

Adrien Rossille

Chargé de projets de médiation scientifique - Institut Henri Poincaré

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