« Espaces de questionnement et de méditation »

Tribune libre
Publié le 16 août 2010

Mes sentiments face aux peintures de Soulages m’ont surpris par leur parenté avec des sentiments provoqués par mes activités de recherche et d’enseignement en mathématiques.

Il y a quelques mois j’ai visité la retrospective consacrée à Pierre Soulages au Centre Pompidou de Paris. J’ai hésité avant d’y aller, car j’avais des idées préconçues réductrices sur sa peinture, que je croyais pauvrement consacrée au noir.

J’y fus ébloui par la richesse des sortes de noir, par les mouvements et les formes, par les jeux du noir avec la lumière et les autres couleurs, surgissant parfois avec impétuosité d’un interstice dans un océan noir ! Soudain, le pouvoir simplificateur du langage, certes indispensable, se révélait terriblement traître. J’avais failli passer à côté de cette expérience incroyable car ma compréhension de la notion de noir était aussi réduite que le mot était court !

Soulages s’exprima de la manière suivante à ce sujet 3Dans un livre d’entretiens avec Françoise Jaunin, intitulé « Pierre Soulages. Noir lumière » et publié en 2002 dans la collection « Paroles Vives » de l’édition suisse « La Bibliothèque des Arts ». L’extrait suivant provient des pages 13 et 14. :

D’abord on peut essayer de comprendre à travers des mots ce qu’est l’absence de mots. Et montrer les limites des mots. Je prends l’exemple le plus élémentaire qui soit : quand vous dites noir, ou n’importe quel nom de couleur, vous ne dites pas si c’est grand ou si c’est petit. […] Or, lorsqu’on se trouve devant une immense étendue de couleur, on n’est pas du tout touché de la même manière que devant un confetti de la même couleur. […] Ensuite, quand on dit noir, on ne dit pas non plus si c’est rond ou carré, anguleux ou doux. La forme modifie la couleur. […] Mais il y a encore la densité et la texture. Un noir, ça peut être transparent ou opaque : c’est pas pareil du tout. Ça peut être brillant ou mat, lisse ou grenu, et ça change tout. Quand vous regardez une couleur, toutes ces composantes y sont présentes, et pourtant vous ne la désignez que par une pauvre abstraction, le mot noir, ou jaune ou bleu, ce qui est terriblement réducteur par rapport à la perception que vous en avez. Sans compter qu’une couleur ne vous arrive jamais seule. Elle est forcément placée à côté d’une autre et en relation avec ce qui l’entoure. La couleur n’existe jamais dans l’absolu.

De la même manière, la compréhension intime, intuitive, d’une notion mathématique ne s’obtient pas à partir de la définition logique de cette notion, qui peut donner l’impression d’une grande pauvreté. L’univers des manifestations de cette notion, de ses métamorphoses, de ses relations avec d’autres notions, ne se dévoile qu’à l’explorateur patient et curieux. La définition n’est à l’univers qu’elle résume que ce qu’un oiseau empaillé est à ses congénères bien vivants : on n’en pourra point déduire leurs habitudes de vie et les caractéristiques des écosystèmes qui leur sont adaptés. Voilà pourquoi la recherche prend du temps. Et voilà aussi ce que l’on doit s’efforcer de communiquer en enseignant, sous peine de faire croire que les oiseaux naissent empaillés.

Ce furent là certaines des pensées qui me vinrent devant les peintures de Soulages. Quel pouvoir avaient-elles, de me renvoyer ainsi à mes propres expériences de travail ? Une partie de la réponse est donnée par Soulages lui-même 4À la page 15 du livre cité précédemment. :

Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposé. Quant à moi, je ne comprends ce que je cherche qu’en peignant. […] Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire. Parce qu’au bout du compte, l’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est, ni à celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde.

Je trouve qu’il y a là un bel idéal pour un chercheur : faire que ses articles offrent des « espaces de questionnement et de méditation » propices à de nouvelles découvertes !

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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