Euclide et Kandinsky

Tribune libre
Version espagnole
Publié le 27 novembre 2009

Euclide écrivit un traité de Mathématiques, dit des « Éléments », qui servit pendant des millénaires de modèle pour l’écriture et pour l’enseignement de cette science. Mais, victime du succès de son œuvre, l’auteur disparut presque complètement derrière elle.

Quelles furent ses motivations lorsqu’il écrivit son traité ? À partir de quels matériaux travailla-t-il ? Lesquels ne réussit-il pas à incorporer ?

Croyait-il que toute pensée géométrique devait nécessairement passer par le langage qu’il avait développé ? Que ce langage était adapté aussi aux artisans/artistes, soient-ils architectes, sculpteurs, potiers, peintres ? Aux astronomes, aux géographes et aux marins ? Ou bien pensait-il que son travail était plutôt adapté à certains domaines, mais que d’autres nécessiteraient des théories nouvelles ?

On ne peut que rêver aux réponses à ces questions, car aucune pensée personnelle d’Euclide ne nous est restée. Par exemple, je rêve à la rencontre et aux discussions entre Euclide et Kandinsky lors d’un périple de Divine Géométrie. J’ai découvert l’affinité de leurs démarches en lisant le livre « Point et ligne sur plan » de Kandinsky, publié en 1926 lorsqu’il donnait des cours de création artistique au Bauhaus. En effet, il me semble que ses pensées, vagues du point de vue mathématique mais souvent enthousiasmantes, auraient très bien pu être celles d’Euclide en train de travailler sur son traité. J’en veux pour preuve les extraits suivants de l’édition publiée chez Gallimard en 1991 dans la collection Folio Essais (traduction Suzanne et Jean Leppien).

Il est à déplorer que la peinture ne dispose pas d’une terminologie précise, ce qui rend difficile, et parfois même impossible, tout travail scientifique. Nous devons commencer par le commencement et un dictionnaire de la terminologie serait indispensable. (page 69)

Les méthodes de l’analyse de l’art ont toujours été bien trop arbitraires et souvent trop subjectives. Les temps à venir nous dirigent vers une démarche plus précise et plus objective qui rendra possible un travail collectif dans le domaine de l’esthétique expérimentale. (page 91)

Les progrès obtenus par un travail méthodique mèneront vers l’établissement d’un dictionnaire des éléments et conduiront, dans un développement ultérieur, à une syntaxe et finalement à un traité de la composition dépassant les limites des arts distincts et valable pour l’« art » en général. Un dictionnaire ne pétrifie pas une langue vivante, qui subit continuellement des changements : des mots disparaissent et meurent, d’autres mots naissent ou sont importés de l’« étranger », franchissant les frontières. Mais chose curieuse, le préjugé selon lequel une syntaxe deviendrait fatale pour l’art reste très vivace aujourd’hui encore. (page 102)

Kandinsky s’interroge sur l’interaction entre plusieurs éléments graphiques à la surface du tableau : entre des points plus ou moins gros et aux bords plus ou moins gondolés et des lignes plus ou moins recourbées, plus ou moins épaisses. Il s’interroge sur nos sensations face à des positionnements différents des mêmes éléments à l’intérieur du plan du tableau, ou à l’intérieur de tableaux de proportions différentes : on n’a évidemment pas la même sensation face à un tableau étalé en largeur et face à un autre élancé à la verticale. Par exemple, pour lui les formes situées près du bord inférieur ont tendance à tomber et celles situées près du bord supérieur à s’élever.

Visiblement, la syntaxe développée par Euclide ne l’aide pas dans ses interrogations, car Euclide ne sait pas parler de lignes contorsionnées, plus ou moins larges. Mais il me semble que c’est le même type d’interrogations qui les animait, sur la possibilité de penser à un domaine en élaborant un langage aux règles strictes pour en parler.

Le texte de Kandinsky est précieux parce qu’il n’est pas un traité imposant comme celui d’Euclide. Il propose simplement des pistes de réflexion, il pousse à continuer soi-même cette recherche, en offrant une abondance de dessins à méditer. La forme apparemment achevée des « Éléments » d’Euclide a été bien sûr un modèle essentiel d’écriture des mathématiques jusqu’à nos jours, mais elle a induit aussi en erreur bien des générations en leur faisant croire que la Géométrie était achevée, et qu’il fallait désormais l’apprendre par cœur… Le livre de Kandinsky est là pour détromper ceux qui pensent ainsi et les inciter à explorer le monde en le dessinant tout en réfléchissant à ces dessins, mais sans se laisser engluer dans l’acquis :

Avec l’évolution future de ces moyens d’expression et avec la réceptivité accrue du spectateur, des notions plus précises seront indispensables et pourront être obtenues par mensuration. La formule numérique sera inévitable. Il demeure le danger que les formules restent en deçà de la sensibilité et la freinent. La formule ressemble à de la glu et rappelle le « papier tue-mouches » dont les inconscients deviennent les victimes. La formule est aussi comme un fauteuil-club, entourant l’homme de ses bras tièdes. Mais l’effort pour se libérer de ces liens est la condition d’un bond en avant vers de nouvelles valeurs, et finalement vers des formules nouvelles. (page 32)

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

Partager

Commentaires

  1. Rachid Matta MATTA
    décembre 2, 2009
    6h45

    Monsieur Patrick Popescu-Pampu

    Je vous remercie pour votre article « Euclide et Kandinsky » qui va me permettre d’élucider certains points.

    1 – Il n’est pas nécessaire de connaître la pensée personnelle d’Euclide, car son grand mérite est d’avoir choisi le meilleur des travaux de ses prédécesseurs et contemporains pour le réunir dans un système cohérent, consistant, logique et rigoureux. Ce système est connu sous le nom des « Éléments » d’Euclide.
    Il y avait d’autres manuscrits avant Euclide consacrés à la géométrie et à l’arithmétique, mais les successeurs d’Euclide n’ont retenu que les treize livres de ses « Éléments » pour les transmettre à la postérité.
    Le traité des “ Éléments” « qui servit pendant des millénaires de modèle pour l’écriture et pour l’enseignement de cette science » va désormais durer éternellement après la démonstration de son théorème fondamental (le cinquième postulat d’Euclide ou postulat des parallèles), qui rend à la géométrie son unité et ses vérités universelles et éternelles.
    Les motivations d’Euclide sont claires. Il a voulu immortaliser la matière intelligible dans un manuscrit qui sera pour ses successeurs la matière à enseigner pour apprendre aux disciples à raisonner correctement. Tout le monde reconnaît que les « Éléments » d’Euclide ont bien rempli ce rôle, et ils ne nécessitent que quelques rectifications mineures à faire par les mathématiciens formés par son manuscrit. Personnellement, j’apporte ma contribution dans mon livre sous édition « Vingt-Cinq Siècles de Séduction dans la Géométrie » et je recevrai avec joie les critiques pertinentes.
    2 – Les « Éléments » ont été un modèle à imiter, pendant 2200 ans. Après des rectifications mineures et leur fondement ferme, Les « Éléments » le seront à plus forte raison. La géométrie est devenue l’unique discipline fondatrice et unificatrice de la mathématique et de toutes les sciences.
    3 – Toutes les productions nouvelles doivent être fondées sur la géométrie et sans contredire ses théorèmes contraignants et nécessaires découlant des propositions premières vraies et évidentes. Il n’y a pas de place pour des théories nouvelles, et aucun édifice ne peut être érigé en face de l’Édifice euclidien. L’héritage peut être seulement agrandi en hauteur. Tout ajout sera un étage supplémentaire dans l’Édifice euclidien, bien fondé par la démonstration du cinquième postulat, et conçu pour supporter toutes les productions futures, qui doivent nécessairement être vraies et irréfutables. Aucune remise en question n’est tolérée. Il y aura peut-être des raffinements.
    4 – Euclide est le père des géomètres, et ses productions sont métaphysiques, tandis que celles de Kandinsky sont des applications de la géométrie, et par conséquent, soumises aux lois empiriques qui ne peuvent jamais atteindre l’exactitude de la mathématique pure. On ne peut pas parler d’affinité entre Euclide et Kandinsky, mais plutôt de l’influence d’Euclide sur Kandinsky.
    5 – Il n’y a pas (et il n’y aura pas) dans le domaine de la mathématique un texte plus précieux que celui d’Euclide, surtout que le texte euclidien fut parachevé pour rivaliser avec l’éternité.
    6 – La géométrie, après 2004, est devenue une science achevée, et toute production nouvelle devra obligatoirement se fonder sur les « Éléments d’Euclide » ; autrement, elle subira le même sort que les géométries non-euclidiennes. Je termine en citant Tite-Live :

    « La vérité est souvent éclipsée, mais jamais éteinte.

    Rachid Matta MATTA
    Le 2 décembre 2009

  2. Pierre Gallais
    décembre 5, 2010
    7h00

    Je viens (seulement) de lire l’article. Je ne connaissais pas le texte de Kandinsky mais j’ai lu le livre de Paul Klee : La pensée créatrice. Je vous invite à le lire à l’occasion. Paul Klee a enseigné en même temps que Kandinsky au Bauhaus. On retrouve des points communs et pour moi qui suis plasticien et pense comme un mathématicien je me souviens d’avoir été un peu dérouté par son approche poétique de la géométrie. Déroutante pour mon esprit « rationnel » mais envoûtante car elle donnait sinon une âme, une vie à ces éléments abstraits. C’était il y déjà bien longtemps et je me souviens que cela m’a donné matière à réfléchir comment de ces mathématiques qui me fascinent je pourrai tenter de me les approprier poétiquement.
    Le Bauhaus a été une période presque execptionnelle où les échanges entre artistes ont donné naissance à beaucoup de fruits tant dans les arts plastiques que le design et l’architecture. En pensant au Bauhaus on se prend à rêver … un rassemblement d’artistes qui échangent à la manière (peut-être) d’un laboratoire de recherche.

    • Patrick Popescu-Pampu
      décembre 6, 2010
      7h00

      Merci pour votre commentaire !

      Je n’ai pas lu le texte de Paul Klee dont vous me parlez, mais seulement « Théorie de l’art moderne », que j’ai aussi adoré. Savez-vous si d’autres artistes du Bauhaus ont écrit des textes théoriques analogues ?

      Pour que les artistes échangent comme vous dites « à la manière d’un laboratoire de recherche », ne faudrait-il pas qu’il y ait des « problèmes artistiques » non résolus , et que les artistes essayent d’y arriver ensemble ? Y a-t-il actuellement de tels problèmes, reconnus au moins par quelques groupes d’artistes ? Connaissez-vous des ouvrages d’histoire de l’art qui essayent de dégager des problèmes ayant consciemment été considérés par les artistes ? A-t-on des correspondances entre artistes au sujet de tels problèmes ?