Exercice physique-mathématique en vallée de Chevreuse

Actualité
Écrit par Pierre Pansu
Publié le 25 février 2013

Le 20 janvier 2013, on fêtait des prix à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHÉS), en présence de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Geneviève Fioraso.

Est-ce que les matheux passent leur temps à courir après les prix ? Je ne pense pas que la poursuite de la notoriété soit le moteur principal de ces drôles de producteurs, producteurs de théorèmes. Néanmoins, il s’agit d’hommes et de femmes, ils sont donc loin d’être insensibles aux passions communes, comme en témoigne C. Villani dans son livre. Si bien que les remises de prix font partie de la vie sociale mathématique depuis des siècles.

Maksim Kontsevitch, professeur permanent à l’IHÉS, a reçu l’été dernier deux prix décernés par des mécènes respectivement hong-kongais (prix Shaw de Mathématiques) et américain (prix Milner de Physique Fondamentale).

C’est Jørgen Andersen, directeur du Center for Quantum Geometry of Moduli Spaces, Aarhus, Danemark, qui a présenté ses travaux. Cela se situe dans l’univers des théories quantiques des champs qui, bien que ne reposant pas sur des bases mathématiques rigoureuses, voient leurs prédictions régulièrement confirmées par l’expérience. Kontsevitch puise son intuition dans ces théories physiques pour faire des prédictions en mathématiques, qu’il démontre ensuite, par des voies bien mathématiques et parfaitement rigoureuses. Ses travaux de pionnier donnent naissance à des branches très actives des mathématiques. Voici une liste d’intitulés dont j’apprécie la musique, mais qui sont tout aussi mystérieux pour moi que pour toi, lecteur.

  • Conjecture de Witten sur les théories quantiques topologiques de la gravité en 2 dimensions (Kontsevitch l’a résolue à l’âge de 26 ans).
  • Invariant universel des noeuds.
  • Invariants de Gromov-Witten et intégration motivique.
  • Formalité et quantification par déformation de toutes les variétés de Poisson.
  • Variations de structures de Hodge et exposants de Lyapunov.
  • De la symétrie miroir à la symétrie miroir homologique, vaste réseau de questions ouvertes.
  • Passage des murs, invariants de Donaldson-Thomas motiviques et algèbres de Hall cohomologiques.

Andersen a choisi une perle parmi les retombées inattendues des travaux les plus récents, la voici. La série entière

\[s=\sum_{n=0}^{\infty} \frac{(5n)!}{n!(4n+1)!}x^n\]
peut aussi se développer en produit infini
\[s=\prod_{k=0}^{\infty}(1-x^k)^C(k).\]
Kontsevitch prouve, de manière indirecte, que l’entier \(C(k)\) est toujours divisible par \(k\). Défi : en donner une preuve directe.

 

Nalini Anantharaman, professeure à l’Université Paris-Sud, a reçu le prix Henri Poincaré de physique mathématique. Il est décerné tous les trois ans, lors du Congrès International de Physique Mathématique, par l’Association Internationale de Physique Mathématique, soutenue par la Fondation Daniel-Iagolnitzer. Il y a deux prix junior. En 2012, le second a été décerné à Sylvia Serfaty, professeure à l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC), il sera fêté à l’UPMC en mars.

Stéphane Nonnenmacher, chercheur en Physique Théorique au CEA Saclay, a présenté la percée réalisée par Anantharaman sur un problème ardu, connu sous le nom d’« unique ergodicité du chaos quantique ».

Il s’agit de décrire les modes de vibration d’un tambour, aux hautes fréquences. On peut réaliser des expériences à différentes échelles (guitare, four micro-ondes, section d’une fibre optique, cavité micro-laser, puits quantique de quelques nanomètres de diamètre), toutes sont gouvernées par la même équation différentielle. En revanche, la forme du tambour joue un grand rôle : entre la figure (qu’on peut calculer exactement) pour un tambour parfaitement circulaire, et celle que donne un cercle légèrement déformé, l’aspect des modes de vibration change du tout au tout. Aux hautes fréquences, l’analyse semi-classique nous apprend que les modes se comportent comme les rayons lumineux de l’optique géométrique. La propagation des rayons obéit à un système dynamique. Il peut être intégrable – c’est le cas du tambour circulaire – ou chaotique – voir à ce sujet le film récent d’Alvarez, Ghys et Leys. La question du chaos quantique est de savoir si, lorsque les rayons lumineux se comportent de façon chaotique, les modes de vibration peuvent néanmoins se concentrer sur des objets géométriquement simples, comme un rayon lumineux périodique. Anantharaman a prouvé que non. Pour cela, elle a convoqué les outils de la théorie des systèmes dynamiques chaotiques, comme l’entropie, et a dû, pour les adapter au cadre ondulatoire, pousser l’analyse semi-classique dans ses retranchements. Les mots-clés sont instabilité des paquets d’onde et principe d’incertitude.

Interrogée sur ses relations avec la physique, Anantharaman, présente depuis l’Institute for Advanced Study de Princeton par visioconférence interposée, a déclaré avoir toujours souhaité devenir physicienne mais, après des tentatives expérimentales malheureuses, s’est cantonnée aux mathématiques. Elle ne désespère pas, elle a trouvé une audience parmi les physiciens théoriciens avant que ses travaux n’attirent l’attention des mathématiciens. Elle a des centres d’intérêt commun avec les physiciens théoriciens d’Orsay et du CEA Saclay.

Avec humour, Kontsevitch lui a répondu sur l’aspect expérimental des mathématiques. Il pratique l’expérimentation numérique sur certaines familles de systèmes dynamiques (voir l’évocation des exposants de Lyapunov plus haut) et a observé des comportements intermédiaires entre intégrabilité et chaos.

Le mot de la fin revenait à la ministre. Geneviève Fioraso, détendue, a développé des thèmes qui lui tiennent à coeur et dont elle trouvait des illustrations dans les présentations des récipiendaires.

  • Le rôle de la recherche fondamentale (coup de chapeau aux infrastructures des mathématiques, CIMPA, CIRM, IHÉS, IHP) Son rythme qui doit être respecté, sa contribution à l’innovation dans des travaux de rupture. La nécessité de protéger les chercheurs de la course aux financements, de ne pas bousculer les règles à intervalles rapprochés.
  • L’interdisciplinarité, qui ne nuit pas à l’excellence disciplinaire. Décloisonnement, agilité. Les mathématiques ont un rôle spécial à jouer dans le rapprochement des disciplines.
  • L’ouverture internationale (il y a 31000 étudiants chinois en France, mais seulement 3000 étudiants indiens). Les obstacles (visas) qui restent à lever. La mobilité des jeunes chercheurs, pour laquelle les financements européens sont en augmentation, c’est le plan Horizon 2020 en phase d’adoption par l’Union Européenne. Coup de chapeau à l’école d’été pour lycéens de tous les pays qui a eu lieu à Lyon en août dernier.
  • L’attractivité des études et carrières scientifiques, notamment pour les filles. Coup de chapeau au club de maths des élèves féminines du lycée B. Pascal d’Orsay.

Au-delà des discours, un peu autosatisfaits mais bon enfant, cette soirée était l’occasion de faire la connaissance de deux personnalités scientifiques, l’une, toute neuve et pleine de promesses, l’autre ayant déjà fortement imprimé sa marque dans la connaissance.

 

ÉCRIT PAR

Pierre Pansu

Professeur - Université Paris-Saclay

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