Explorations mathématiques

Tribune libre
Publié le 29 mai 2017

Je présente ici une description de l’enseignement optionnel d’« Explorations Mathématiques », ayant comme but de rendre les étudiants plus autonomes, tout en les faisant ressentir la joie de la compréhension.

Imaginons ...

Imaginons un monde où les ordinateurs seraient devenus tellement puissants, tellement intelligents, tellement sophistiqués, que nous puissions juste taper une question mathématique et recevoir la réponse correcte en quelques instants 3Il s’agit d’un exercice d’imagination irréaliste, à cause entre autres du théorème d’indécidabilité de Gödel.. Aurait-on alors encore besoin de mathématiciens, ou bien ceux-ci seraient-il remplacés par les machines comme les bovins par les tracteurs ?

Je crois qu’ils seraient plus que jamais nécessaires. Pour la raison que si de nos jours l’on peut encore avoir l’impression d’être perdus dans un océan de questions sans réponses, dans ce monde imaginaire nous serions par contre perdus dans un océan de réponses déconnectées les unes des autres.

En fait, on vit depuis toujours au milieu d’un tel océan de réponses : tout ce qui nous entoure, être vivant ou objet inanimé, invention technique ou théorique, arbre, poumon, alphabet, poulie, logarithme ou laser, est un assemblage de réponses à des questions ou de solutions à des problèmes qui se sont posés pendant l’évolution du cosmos ou celle, bien plus courte, de l’humanité. Comment pouvaient-ils se poser en dehors de toute conscience ? Certains croyants diraient qu’ils se posaient à la conscience divine, mais je pense qu’en un certain sens assez mystérieux, par exemple le problème de la respiration en milieu gazeux se pose tout court, et que le poumon en est une solution.

Mais quels ont été ces problèmes dont les solutions nous entourent ? Comment sont-ils reliés les uns aux autres ? Le saisir est très important pour notre compréhension du monde et des liens subtils entre ses diverses parties.

Dans un univers de machines hyper-puissantes, les mathématiciens auraient ainsi encore besoin de réfléchir soigneusement pour détecter, parmi l’infinité de questions possibles, lesquelles méritent vraiment d’être posées. Il s’agit des questions dont les réponses comptent vraiment pour les humains, car elles les éclairent le plus dans leurs choix. Les mathématiciens auraient aussi besoin de savoir partager avec les autres humains les fruits de leurs réflexions sur l’utilisation et l’interprétation des réponses données par les machines.

Bref, je pense qu’il sera toujours essentiel d’avoir des mathématiciens exercés à :

  • comprendre ce qui est vraiment important ;
  • transmettre cette compréhension.

Mais qu’est-ce que « comprendre » ? C’est là une question philosophique passionnante. Mais je crois qu’on ne peut pas y répondre sans ressentir soi-même profondément la joie de la compréhension.

La joie de comprendre

C’est à faire ressentir cette joie que je me suis employé pendant les trois dernières années, en m’occupant du cours optionnel « Explorations Mathématiques », en deuxième année de Licence mathématique à l’Université de Lille.

Les étudiants devaient travailler par petits groupes de deux à quatre personnes :

  • à comprendre des textes mathématiques qu’ils choisissaient parmi une liste qu’au début je leur proposais et leur présentais de manière succincte ;
  • à rédiger un mémoire qui explique soigneusement ce qu’ils ont compris ; ils recevaient à la fin une note de groupe pour ce mémoire ;
  • à présenter oralement le contenu du mémoire ou les preuves des résultats qui y sont contenus ; ils recevaient à la fin une note individuelle après une soutenance orale de 10 à 15 minutes.

Je me suis efforcé de faire percevoir aux étudiants :

  • que, tant qu’on garde de la curiosité face aux mystères du monde, nous sommes tous d’éternels étudiants, ayant à apprendre sans cesse ;
  • que la compréhension nécessite de décloisonner ses connaissances : par exemple, dans l’étude de questions mathématiques on peut être amenés à combiner allègrement algèbre, analyse, géométrie, probabilités, etc. ;
  • que les choses compliquées ne peuvent se comprendre qu’avec de l’effort soutenu sur le long terme ; notre cerveau est ainsi constitué, qu’en réfléchissant un peu chaque jour aux mêmes questions, on progresse forcément ;
  • que le travail collaboratif peut être très utile pour résister à un tel effort et ne pas se décourager ; et que lorsque plusieurs personnes réfléchissent à un même problème, elles ont des idées différentes, qui peuvent s’enrichir mutuellement ;
  • qu’il y a un équilibre subtil à atteindre entre la rigueur et la communication du sens ; par exemple, la rigueur des définitions est essentielle pour savoir de quoi on parle, mais sans exemples bien choisis, on n’arrive pas à se représenter les objets définis et leurs relations avec le problème étudié ;
  • que l’exposé oral est d’un esprit très différent du texte écrit : le premier doit donner envie d’étudier le second.

Mes sources

J’ai utilisé principalement les sources suivantes pour choisir les textes proposés aux étudiants :

Livres

L’avantage est qu’on y trouve des articles ou des chapitres dont le niveau est bien adapté aux connaissances des étudiants de seconde année de Licence, dont la longueur est raisonnable pour un tel travail sur un semestre et qui présentent des résultats subtils aux preuves surprenantes, sans être trop sophistiquées.

Voici quelques exemples de thèmes étudiés pendant ces trois années :

  • La loi de réciprocité quadratique.
  • Des entiers Gaussiens au calcul de π.
  • Irrationnalité de certains nombres, tels que π2.
  • Les valeurs de la fonction Zeta de Riemann aux entiers naturels pairs.
  • Quelques propriétés des polynômes de Tchebychev.
  • La méthode probabiliste d’Erdös en combinatoire.
  • Quelques preuves du théorème de Cayley sur le décompte des arbres aux sommets numérotés.
  • Les cercles de Ford et l’approximation des nombres irrationnels.
  • L’impossibilité de découper un carré en un nombre impair de triangles d’aires égales.
  • Le théorème de Ghys sur la manière dont les graphes des polynômes à une variable s’intersectent en un point.
  • Le théorème de Marden sur la caractérisation géométrique des racines de la dérivée d’un polynôme du troisième degré.
  • Le théorème des quatre sommets pour les courbes convexes lisses du plan.

Déroulement du semestre

Je choisissais à chaque fois des textes que je ne connaissais pas auparavant, pour que ce soient les étudiants qui me les expliquent, et pour accueillir leurs difficultés sans y avoir réfléchi au préalable. Lors des cours, je passais parmi eux pour discuter justement de leurs difficultés, et leur proposer des pistes pour s’en sortir. Très souvent, faire un ou deux exemples permettait d’éclairer le paragraphe mystérieux. J’ai insisté sur cette manière d’étudier un texte mathématique, en se fabriquant des exemples qui illustrent un propos général.

Dès que leur compréhension était suffisamment avancée, je les faisais exposer au tableau, comme entraînement à l’oral. Dans ce cas, je demandais ensuite aux autres étudiants de commenter l’exposé, en indiquant d’abord ce qu’ils avaient aimé, puis ce qui devait être amélioré.

C’était systématique, les dessins et les exemples étaient très appréciés, leur absence était déplorée. La présence au tableau des énoncés essentiels était jugée bien utile, mais ne faire que les mentionner oralement était critiqué. Ils ont ainsi progressivement compris qu’élaborer un exposé est un processus complexe, qui nécessite :

  • de soigneusement choisir ce que l’on veut mettre en évidence ;
  • de bien faire saisir à son auditoire le sens d’une question et des objets auxquels elle se rapporte, ainsi que les raisons pour lesquelles on se la pose, avant d’expliquer sa réponse.

Pendant ces trois années, j’ai à chaque fois eu du mal à convaincre les étudiants à démarrer très tôt la rédaction du mémoire. Mais une fois lancés, et les premières corrections reçues 4En parallèle, mon collègue Kroum Tzanev faisait un enseignement d’initiation à Latex. Les étudiants devaient rédiger leurs mémoires dans ce langage universel des chercheurs en mathématiques. Ils utilisaient une plateforme d’écriture collaborative en ligne. Je pouvais y accéder moi aussi, mais je ne lisais leurs rédactions que lorsqu’ils me demandaient de le faire. J’y insérais alors des commentaires et des recommandations., ils comprenaient soudain la nécessité de soigner à la fois les énoncés individuels et la structure globale du texte, et à le retravailler à maintes reprises. Et à de rares exceptions près, j’ai toujours été très agréablement surpris par les états finaux des mémoires et par la qualité des soutenances orales.

Avantages

Ce serait très formateur pour les étudiants s’ils pouvaient s’entraîner chaque année à de telles « explorations mathématiques ». Ils développeraient ainsi en profondeur leurs qualités d’étude collaborative de textes mathématiques difficiles et de présentation orale des idées essentielles de tels textes. Cela les rendrait plus autonomes et leur serait des plus utile dans toute profession ultérieure dans laquelle ils devraient effectuer des activités scientifiques.

Post-scriptum

Merci à Kroum Tzanev pour ses commentaires sur une précédente version de ce texte !

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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Commentaires

  1. Patrick Popescu-Pampu
    juin 2, 2017
    7h00

    Bonjour,

    Oui !

    Il s’agissait d’étudier l’article Intersecting Curves (Variation on an Observation of Maxim Kontsevich) , publié par Etienne Ghys dans American Mathematical Monthly 120 No. 3 (2013), 232-242. Auparavant, Ghys l’avait expliqué dans IDM en deux parties : Quand quatre courbes se rencontrent et Quand beaucoup de courbes se rencontrent . Depuis, Etienne Ghys a développé sa réflexion à ce sujet, ce qui l’a mené au livre A singular mathematical promenade , disponible sur sa page personnelle.

  2. ROUX
    juin 2, 2017
    8h28

    « Le théorème de Ghys sur la manière dont les graphes des polynômes à une variable s’intersectent en un point »
    Notre Etienne Ghys à nous ?