site Atlantico.fr m’a offert d’écrire une tribune pour répondre à une nouvelle tribune du New York Times qui irrite pas mal de monde dans le milieu mathématique. Il me semble qu’elle peut aussi intéresser les lecteurs d’Images des maths.
Andrew Hacker, professeur de sciences politiques à la retraite, a publié une tribune dans le New York Times intitulée « Is Algebra necessary ? », à laquelle Le Monde a donné un retentissement douteux dans sa rubrique Big Brother du 30 juillet 2012, sous le titre provocateur « Faut-il arrêter d’enseigner les maths à l’école ? ». Sa thèse est que le rôle de sélection joué par les mathématiques empêche des tas de gens talentueux d’accéder à l’Université et que les mathématiques enseignées (en particulier l’algèbre) sont beaucoup trop coupées de ce que les gens auront à utiliser dans leur vie professionnelle et devraient être remplacées par des notions de la vie réelle. Je ne vais pas discuter du problème de la sélection (Hacker parle des États-Unis où le lycée est à cursus unique contrairement à la France et, en ce qui concerne la France, il faudrait commencer par se poser la question de savoir si une sélection quelconque est nécessaire, si la sélection par les maths existe vraiment (ce n’est pas très clair si on regarde la formation de nos hommes politiques), avant de savoir si elle est néfaste ou pas) ; par contre je vais essayer de discuter le second point.
Ce genre de discours refait surface régulièrement, et à chaque fois je me fais la réflexion qu’en poussant le raisonnement jusqu’au bout, on aboutit à la suppression pure et simple de l’enseignement : en ce qui me concerne, je serais bien en peine de citer beaucoup de choses apprises à l’école et dont j’ai eu à me servir en dehors (à part l’orthographe car j’écris tous les jours et les mathématiques car je suis mathématicien). J’ai suivi de longues études de physique et la seule application que j’en ai trouvée a été la vidange du bain de ma fille à l’aide d’un tuyau (vive le principe d’Archimède !), technique que j’ai apprise en CM2 pour la vidange de l’aquarium de la classe. De même, la seule connaissance de chimie que j’utilise consciemment est le fait que le manque d’oxygène pour la combustion produit du CO qui est un poison au lieu du CO2 qui est un gaz parfaitement inoffensif (à dose raisonnable), et donc je fais attention à ma chaudière à gaz. Le but de l’éducation n’est certainement pas de préparer les élèves directement à leur futur métier (c’est parfaitement impossible ; il faudrait enseigner beaucoup trop de choses vu la diversité des métiers potentiels), mais de leur donner des bases, aussi étendues que possible, pour leur permettre d’apprendre efficacement ce dont ils auront besoin une fois leur métier choisi, et aussi pour comprendre les informations nécessaires pour prendre les décisions de la vie de tous les jours, sans oublier la constitution d’une base de repères (culturels et autres) pour les relations sociales. Plus on diminue le niveau de ce qui est offert à l’école et plus on avantage les gens issus de familles capables de prendre le relais (enseignants, cadres, etc.).
De ce point de vue, il est clair qu’il faut faire un gros effort sur la maîtrise du français (pour la vie de tous les jours) et de l’anglais qui, on peut le regretter, est devenu incontournable pour communiquer avec des étrangers, même non anglophones. Mais il faut aussi faire un gros effort sur les mathématiques qui sont la langue dans laquelle s’écrivent les autres sciences et, de plus en plus, les sciences sociales ; tous les domaines ayant créé de l’argent (pas forcément de la richesse…) au cours des dernières décennies utilisent des mathématiques à haute dose. On peut trouver des mathématiques sophistiquées dans des endroits fort inattendus : un jour où je faisais des maths dans un café, j’ai remarqué que mon voisin consultait sur internet une page remplie de formules mathématiques impressionnantes ; je lui ai donc demandé s’il était mathématicien et il m’a répondu que pas du tout, il fabriquait des jouets pour les enfants ! Il est indispensable que les enfants maîtrisent les 4 opérations élémentaires à la sortie du primaire, ce qui ne veut pas dire qu’il faut qu’ils sachent faire des opérations avec des nombres comportant plein de chiffres (il vaut mieux laisser cela à une machine), mais qu’ils comprennent quelles opérations faire devant un problème énoncé en mots (par exemple qu’ils soient à même de voir que 20% de rabais supplémentaire sur un rabais de 40%, ça ne fait pas 60% de rabais mais seulement 52%), et qu’ils aient une idée de l’ordre de grandeur du résultat sans faire les opérations.
Maintenant, il faut savoir de quoi on parle quand on parle de mathématiques. Du point de vue des autres disciplines, c’est un outil très efficace pour formuler et étudier les problèmes, en particulier pour prédire ce qui va se passer (cela a permis à l’Homme de réaliser des exploits impensables comme marcher sur la lune, produire de l’énergie à partir de la fission de l’atome, ou encore de prédire l’existence du boson de Higgs qui a fait les gros titres des journaux récemment). C’est aussi une science à part entière avec ses problèmes et une esthétique propre (la notion de beauté revient constamment dans les propos des mathématiciens), mais c’est aussi un jeu avec un aspect assez magique qui peut donner lieu à des compétitions comme les olympiades internationales de mathématiques (où la France ne brille pas vraiment) ou les concours Kangourou.
Les tenants de l’aspect utilitaire des mathématiques ont réduit la matière enseignée au collège et au lycée à une succession de recettes et de formules apprises par coeur et déconnectées les unes des autres, et d’algorithmes à exécuter le plus efficacement possible. Or apprendre par coeur est une vraie torture pour le cerveau, surtout si ce qu’on doit apprendre est déconnecté de ce qu’on connait déjà (il ne lui est probablement pas très facile de coder l’information et c’est encore plus dur s’il ne sait pas où il doit la mettre), et faire des calculs sans but est une horreur (disons-le tout de suite, tout ceci n’est pas des mathématiques, même si c’est enseigné sous ce nom). Le résultat est que les élèves sortent du lycée avec un dégoût des mathématiques et un savoir sans cohérence (et donc qui s’oublie facilement car seul ce qui a un sens se retient facilement), largement inutile car ils ne pourront jamais rivaliser avec les ordinateurs dans l’exécution des algorithmes (version Claude Allègre, ministre de l’Éducation Nationale, cela donne : « Les maths sont en train de se dévaluer de manière quasi inéluctable. Désormais, il y a des machines pour faire les calculs »). Le problème a été grandement amplifié par les diminutions horaires (pour des raisons budgétaires) et l’introduction d’une dose massive de statistiques au lycée. Cette introduction a sûrement été motivée par le rôle grandissant joué par les statistiques dans les sciences expérimentales ou sociales ; l’idée que l’on peut extraire de l’information fiable sans avoir une information complète est une petite révolution intellectuelle qui a amplement prouvé son intérêt pratique. Ceci dit, cette introduction dans un cours de mathématiques, au niveau du lycée, est parfaitement néfaste à plusieurs niveaux. On ne peut pas faire de statistiques sur des objets du cours de mathématiques (on pourrait imaginer faire faire une centaine de lancers de dés à chaque élève pour collecter des données, et glisser 2 ou 3 dés pipés pour pimenter l’expérience, mais on ne va pas aller très loin comme ça). On est donc forcé de faire appel à des données extérieures et donc d’utiliser les statistiques de manière passive, comme une collection de recettes sans vraie signification (la justification mathématique de ces formules est largement au-dessus du niveau du programme), sans s’être demandé ce qu’on voulait mesurer, pourquoi on voulait le mesurer, et comment on devait le mesurer pour ne pas introduire de biais. Cela débouche sur des exercices parfaitement absurdes comme le premier de l’épreuve de Mathématiques du Baccalauréat 2012 de la série ES. La création d’un cours de sciences économiques et sociales comportant une forte composante de statistiques serait sûrement une bonne idée (c’est en gros ce en quoi Hacker veut transformer les cours de mathématiques aux États-Unis), mais remplacer des mathématiques proches des sciences exactes par des statistiques revient à privilégier la gestion sur la création.
L’approche utilitariste a succédé à la vision des mathématiques comme une science propre, concrétisée par l’introduction des « maths modernes » dans l’enseignement. Du point de vue de la discipline, les « maths modernes » ont été une réussite indéniable : les succès actuels de l’École Française de mathématiques sont largement dus au niveau de l’enseignement datant de cette époque. Il est assez fréquent de comparer les mathématiques à un arbre, et l’approche « maths modernes » consistait à construire cet arbre niveau par niveau, en partant des racines ; l’approche utilitariste consiste à dire « ces branches produisent des fruits qui nous plaisent, les autres pas donc on transplante celles qui nous plaisent ailleurs ; elles continueront à produire des fruits sans leurs racines et cela libérera de la place pour autre chose… ». Malheureusement, le programme comportait un certain nombre d’absurdités pédagogiques (surtout au collège) que les tenants de l’approche utilitariste ont utilisées pour discréditer l’ensemble et imposer leur point de vue. C’est fort regrettable car le programme, une fois débarrassé de ces absurdités, aurait conservé une vraie logique débouchant sur l’acquisition d’un savoir cohérent, d’une grande souplesse d’utilisation, et sur lequel on pourrait construire. Par ailleurs, cette approche permet, nettement mieux que l’utilitariste, de faire faire aux élèves des démonstrations, ce qui structure très efficacement la pensée et induit une certaine forme d’honnêteté intellectuelle (il faut admettre qu’en ce qui concerne les relations sociales, apprendre à bluffer et à séduire est sûrement plus utile au plan personnel, mais pas forcément au plan collectif).
Un autre reproche que l’on pouvait faire aux « maths modernes » était de ne pas utiliser l’aspect ludique des mathématiques et leur pouvoir quasi-magique (toutes choses susceptibles d’allumer une étincelle dans les yeux des élèves et de leur faire comprendre que la science peut procurer beaucoup de plaisir). On peut très tôt faire sentir ce pouvoir des mathématiques aux enfants. Demander à un enfant de faire des dizaines de divisions avec des nombres à plusieurs chiffres choisis au hasard est une absurdité complète, mais lui demander de calculer 100 divisé par 7, 17, 19, 3, 11, 37, avec 100 chiffres après la virgule peut éveiller sa curiosité et mener à un dialogue intéressant. Dans le même ordre d’idée, j’ai appris à mes filles ce qu’était la base 3 grâce à un petit tour de cartes assez spectaculaire (surtout réalisé par un enfant) : on prend un paquet de 27 cartes, et on demande à la victime de choisir une carte et de la remettre dans le paquet sans la montrer et de choisir un nombre entre 1 et 27 ; on retourne alors les cartes 1 par 1, en faisant 3 paquets de 9 cartes, et on demande dans quel paquet se trouve la carte ; on remet les paquets dans l’ordre que l’on veut et on recommence ; au bout de la troisième fois, on compte les cartes une par une, sans les montrer, et au nombre choisi par la victime on fait apparaître, devant ses yeux ébahis, la carte choisie ! À un niveau plus élevé, le théorème de Fermat (qui se retrouve affublé du nom de « dilemme de Fermat » dans les articles mentionnés plus haut, ce qui conduit à se demander si les auteurs savent vraiment de quoi ils parlent) est un fort bel énoncé qui a fait rêver des générations de mathématiciens amateurs, et qui fournit une belle histoire (fort bien racontée dans un documentaire de la BBC) pouvant intéresser n’importe quel élève et donner goût à la recherche scientifique à certains.
Un reproche récurrent fait à l’enseignement des mathématiques
est son abstraction. C’est malheureusement dans la nature des
choses: le petit enfant met beaucoup de temps à comprendre
ce que 3 veut dire, encore plus à comprendre ce que 10 veut dire,
et beaucoup plus ce que 1000 veut dire (si on y réfléchit bien,
ce n’est si évident que 3 verres et 3 fleurs aient quelque chose en commun!). Beaucoup de monde est choqué par le fait que diviser par 0,5 donne un résultat plus grand que le nombre initial; il semble qu’il existe même des gens qui se refusent définitivement à l’admettre;
faut-il pour autant supprimer la division par un nombre plus petit que 1 des programmes? Ce qui est dans le collimateur de Hacker c’est des questions du genre: résoudre l’équation \(5x+2=10x-8\). Il semble qu’il y ait beaucoup de gens qui n’arrivent pas à comprendre ce que représente \(x\), et qu’il y ait là un vrai saut conceptuel; faut-il s’interdire ce genre de problèmes? Même à un niveau nettement plus élevé, on entend des mathématiciens dire «Ce que fait untel est incroyablement abstrait», ce qu’il faut traduire par «Je ne comprends pas ce que fait untel»; les mêmes, plusieurs mois plus tard, pourraient fort bien déclarer «Finalement, ce que fait untel est très concret…». L’abstraction est une des grandes forces des mathématiques et une des raisons de son efficacité déraisonnable dans les sciences de la vie; au lieu d’essayer à toute force de la faire disparaître, il vaudrait mieux se donner les moyens d’aider les gens devant les difficultés qu’ils rencontrent pour l’appréhender (cela demande de répertorier les points sensibles). Illustrer les concepts par des exemples sortant de la vie de tous les jours n’est pas toujours possible: on peut illustrer le concept de croissance exponentielle par l’invasion de l’Australie par les lapins, mais le plus souvent les exemples illustratifs demanderaient de commencer par présenter une autre théorie (physique ou autre) et de dire « Vous voyez, ce qu’on vient de voir s’applique à cette question »; après il n’est pas clair que les élèves
considèreraient l’illustration plus intéressante que le concept mathématique initial, surtout s’ils n’y avaient pas réfléchi au préalable.
En conclusion, en réponse à la provocation du Monde : Non, il ne faut pas arrêter d’enseigner les maths à l’école. Au contraire, il faut redonner à l’enseignement des mathématiques sa cohérence, redonner ses lettres de noblesse à la démonstration, privilégier les idées sur les recettes sans signification, arrêter de torturer les élèves avec l’application d’algorithmes et utiliser l’aspect ludico-magique des mathématiques pour éveiller la curiosité des élèves. Il faut pas mal d’efforts pour mettre en place un tel programme, mais le jeu en vaut la chandelle, ne serait-ce que parce que c’est plus agréable de voir (et d’enseigner) des choses un peu pétillantes ou parce que la durée de vie d’un métier est de plus en plus courte et les jeunes d’aujourd’hui peuvent très bien se retrouver à devoir changer plusieurs fois de spécialité et donc ont besoin d’une formation qui leur permette de se reconvertir sans efforts insurmontables.
9h43
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