Finance, politique et mathématiques, quels liens ?

Tribune libre
Publié le 2 mai 2009

Ce texte, en réponse aux propos de Michel Rocard dans les colonnes du journal Le Monde, a été envoyé fin novembre 2008 à ce quotidien, qui n’a pas jugé bon de le publier. Malgré sa date de rédaction, il reste parfaitement d’actualité et une suite, analysant les développements de ces derniers mois, sera publiée prochainement.2On pourra aussi consulter, sur ce même site, un billet de Jean-Pierre Kahane et un autre de Marc Yor, paru dans la Gazette des Mathématiciens.

Dans Le Monde daté des 2 et 3 novembre, Monsieur Michel Rocard affirme : « Des professeurs de maths enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu’ils font relèvent, sans qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité ».  Nous estimons nécessaire de montrer ici que ces propos sont gravement erronés, et de poursuivre par une réflexion sur les liens entre mathématiques, société, éthique. Il importe, en effet, que les scientifiques prennent une part plus active aux débats de la Cité, d’une part, pour expliquer les apports, les limitations, les dangers potentiels, des découvertes actuelles, et, d’autre part, pour mettre en avant les valeurs qui fondent la démarche scientifique et devraient aussi imprégner la société civile, ses dirigeants en tout premier lieu : modestie devant la complexité du monde, honnêteté intellectuelle, absolue rigueur de pensée.

Commençons par l’examen des propos de M. Rocard. Deux affirmations s’y télescopent : primo, certains comportements de traders, en raison de leurs conséquences économiques et sociales, sont assimilables à des crimes contre l’humanité ; secundo, les mathématiciens participent de ces crimes en formant de futurs criminels.

Nous sommes d’accord, sinon sur la forme (car parler hors contexte de crimes contre l’humanité porte atteinte à la mémoire des victimes), du moins sur le fond, avec la première assertion. En principe, les marchés financiers devraient être des outils de partage des risques, donc utiles à l’économie réelle ; pour donner un exemple, les options sur devises sont censées protéger simultanément les entreprises mises en danger par une chute du dollar et les entreprises qui redoutent une chute de l’Euro. De manière similaire, la titrisation des crédits immobiliers, encadrée et gérée avec une grande prudence, aurait peut-être permis de relancer l’industrie américaine du bâtiment avec des risques limités et contrôlés. Malheureusement, la gestion d’avoirs essentiellement immatériels, les exigences de bénéfices rapides imposées par certains actionnaires, et la pratique des bonus démesurés versés chaque année aux traders incitent à des comportements nuisibles à l’économie — plus grave, désastreux pour les familles pauvres. Ainsi, les subprimes, dont les rendements immédiats étaient originellement suffisamment attractifs pour créer une bulle financière, permettaient-elles aux vendeurs d’encaisser des primes incroyablement élevées, alors que ces mêmes vendeurs et les dirigeants des institutions financières ne pouvaient ignorer qu’il s’agissait de véritables bombes à retardement destinées à éclater quand les emprunteurs les plus fragiles feraient défaut : les responsables n’avaient plus qu’à espérer que la catastrophe se produise après la distribution de bonus et de dividendes suffisants. Lorsque de tels montages s’accompagnent de créations de filiales spécifiques dans des paradis fiscaux et de gestions spéculatives des recettes, même si toutes ces opérations sont parfaitement légales et n’expliquent pas à elles seules la crise actuelle, elles nous apparaissent, comme à M. Rocard, répréhensibles au regard de l’économie réelle et de l’éthique.

Pourquoi M. Rocard a-t-il associé les mathématiques à ce désastre économique, moral, humain ? L’émission de produits financiers complexes, comme les subprimes, est précédée d’études théoriques menées au sein des institutions financières par des spécialistes : les quants. Ces études utilisent des concepts mathématiques élaborés, notamment le calcul différentiel stochastique. En principe, ces outils mathématiques devraient servir à modéliser l’évolution des prix de marché d’actifs liquides, à établir des prix de transaction équitables pour certaines options, et à construire des stratégies efficaces de gestion de certains risques. Il est donc exact que les mathématiciens enseignent à de futurs quants des théories mathématiques qui servent en gestion de produits financiers. On ne saurait reprocher aux mathématiciens français d’avoir formé chaque année, depuis plus de dix ans, plusieurs centaines d’étudiants de haut niveau en mathématiques financières qui ont tous trouvé un emploi à la sortie de leur mastère ou de leur grande école d’ingénieurs. Cela étant, les quants ne commercialisent rien, ne décident ni les émissions de produits, ni les prix et les volumes des transactions effectives ; de plus, les approches mathématiques des marchés financiers concernent exclusivement certains produits sous des hypothèses strictes sur les actifs rentrant dans leur composition : les subprimes n’appartiennent pas, et de loin, à cette catégorie de produits. En quelque sorte, les accusations de M. Rocard concerneraient tout aussi bien des spécialistes d’aérodynamisme parce que des garagistes cupides vendraient des bolides aux freins défectueux. Au fait, le pouvoir politique n’a-t-il pas été bien plus coupable que les mathématiciens en n’imposant pas aux institutions financières de réelles contraintes sur leurs risques ?

On peut objecter que les mathématiciens ne peuvent se laver les mains du dévoiement de leurs recherches et des conséquences de leurs enseignements. Ces questionnements légitimes dépassent le cadre strict des mathématiques utilisées en salle de marché. Ils concernent tout aussi bien les liens entre la science et les commerces d’armes sophistiquées, de produits polluants, de cellules-souches humaines. De fait, la communauté scientifique est redevable aux citoyens des moyens accordés au développement du savoir, et elle nourrit ses recherches à la fois des applications et des avancées technologiques. Par conséquent, il est naturel que les enseignements soient corrélés aux offres d’emploi et aux besoins sociétaux. Néanmoins, la science doit aussi aider à la vigilance. Les scientifiques ont un devoir d’alerte quand ils peuvent mettre en évidence un danger collectif. A cet égard, les mathématiciens ont une responsabilité particulière. L’idée commune au sujet des mathématiques est : abstraites, donc sans rapport avec le monde réel. C’est faux : la finance, la physique contemporaine, l’informatique, fournissent des contre-exemples évidents. Bien au contraire, les mathématiques offrent une puissance de modélisation indispensable pour traiter des risques encourus par un monde de plus en plus compliqué à appréhender ; les outils les plus sophistiqués de la théorie des probabilités permettent même de prendre en compte les incertitudes de modélisation, ou de simulation numérique, de phénomènes aussi complexes que le repliement de protéines, l’évolution de fissures dans des cuves de réacteurs nucléaires, le réchauffement climatique, les effets sur l’économie mondiale d’une taxe Tobin sur les flux financiers. Exprimés sous forme de modèles mathématiques et d’équations, les risques deviennent, au moins en partie, objectifs et quantifiables. Le pouvoir politique dispose alors d’informations utiles pour que la minimisation des risques, plutôt que la maximisation des profits, soit un objectif prioritaire.

Les questions que nous venons de décrire ont une ampleur considérable. Les diverses autorités de sûreté s’y intéressent. Le monde financier, d’autres secteurs économiques ou industriels, bien insuffisamment. Les mathématiciens, n’en doutons pas, sont prêts à contribuer, par leurs recherches et leurs enseignements, à relever ces défis majeurs.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

Denis Talay

Directeur de Recherche - INRIA - Université Paris Saclay

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