Fonctionnement des fonctions

Tribune libre
Publié le 4 juin 2009

Les définitions modernes de la notion de fonction, fruits d’une longue période de critique des fondements logiques des mathématiques, passent par la théorie des ensembles. On dit que l’on a une fonction d’un ensemble-source vers un ensemble-but si on associe à chaque élément de la source un unique élément du but.

Lorsqu’elle est accompagnée de nombreux exemples concrets (la fonction qui associe à chaque point de la Terre sa température, celle qui associe à chaque personne sa taille, celle encore qui associe à chaque position de l’aiguille des heures, la position correspondante de l’aiguille des minutes, etc.) ceci constitue une bonne définition. Mais du flou persiste du point de vue logique : que signifie « un ensemble » ou quelles sont les manières d’« associer » ? De nombreux efforts ont été faits pour éclaircir ces points, et la notion de fonction s’est vue par conséquent définie de manière parfois très compliquée.

Se pose alors la question de savoir comment reconnaître si une définition est correcte. Non pas du point de vue logique (on ne se demande donc pas si elle est non-contradictoire), mais du point de vue sémantique : le concept défini signifie-t-il bien ce que l’on attend de lui ? Englobe-t-il les exemples les plus élémentaires que l’on a envie d’appeler de ce nom ? Entre autres, on est amené à s’interroger sur ce que l’on a eu d’abord envie d’appeler de cette manière.

À la page FVR III.62 des notices historiques du volume « Fonctions d’une variable réelle » de Bourbaki, on apprend qu’en 1698, Johann Bernoulli se met d’accord avec Leibniz pour donner à « une quantité formée d’une manière quelconque à partir de \(x\) et de constantes » le nom de « fonction de \(x\) ». À la même page, on apprend que Leibniz utilisait ce terme bien avant dans un sens un peu différent, mais plus proche de l’usage commun, relié au nom « fonctionnaire » et au verbe « fonctionner » :

[…] déjà dans un manuscrit de 1673, Leibniz avait employé ce mot comme abréviation pour désigner une grandeur remplissant telle ou telle fonction auprès d’une courbe, par exemple la longueur de la tangente ou de la normale (limitée à la courbe et à \(Ox\)), ou bien la sous-normale, la sous-tangente, etc. […]

Que s’est-il passé entre 1673 et 1698 pour que l’on assiste à ce glissement de la géométrie vers les expressions en une variable ? Apparemment, le problème central était celui de calculer des fonctions, que leur origine soit géométrique ou non. L’on a mis l’accent sur le résultat du calcul, exprimé à l’aide d’une formule en la variable. Il y avait probablement de manière implicite la croyance que l’on obtient ainsi la même extension du concept, c’est-à-dire que les fonctions définies géométriquement sont les mêmes que celles représentées par des formules. Croyance qui ressemble à celle que l’on peut avoir en la possibilité de représenter tout aspect du monde à l’aide du langage. Mais cette dernière croyance entre en conflit avec le sentiment de l’existence des mystères, des aspects de la réalité indescriptibles verbalement.

Ce qui est intéressant lorsque l’on considère le problème analogue de la représentabilité des fonctions par des expressions emboitant diverses opérations élémentaires, c’est que l’on peut démontrer des théorèmes affirmant que certains objets que l’on a très fortement envie d’appeler « fonctions » ne sont pas exprimables à l’aide d’un nombre fini d’opérations élémentaires (on pourra penser aux théories de Galois et de Gödel). Probablement que le souci de faire néanmoins coïncider les deux définitions a poussé à répéter les opérations à l’infini, ce qui a donné naissance à l’analyse. Par exemple, la fonction sinx ne s’exprime pas algébriquement en termes de la variable x, c’est-à-dire en empilant des extractions de racines d’équations polynomiales (sinon elle aurait un nombre fini de zéros), mais on peut l’exprimer en emboitant une infinité d’opérations arithmétiques :
\[\sin x = x \prod_{n=1}^{\infty} (1- \frac{x^2}{n^2 \pi^2}). \]
L’exemple le plus simple de fonction algébrique qui ne soit pas obtenue en emboitant les opérations de l’arithmétique est \(\sqrt{x}\). La raison profonde est que cette expression désigne en fait une fonction multivaluée, c’est-à-dire prenant plusieurs valeurs pour certaines valeurs de la variable, par opposition aux fonctions dont on parlait précédemment, qualifiées à présent d’univaluées. En effet, x étant donné, il y a en général deux nombres (réels ou complexes) dont le carré vaut x. La volonté d’exprimer les fonctions par des formules pousse donc à réinterpréter la notion de fonction, en ouvrant la porte aux fonctions multivaluées .

Que faire si, par exemple, parce que certaines opérations avec les fonctions multivaluées sont problématiques, on veut éviter ces fonctions ? Vers 1850, Bernhard Riemann a eu la très belle idée que toute fonction multivaluée peut être pensée comme une fonction univaluée, si on lui associe un nouvel ensemble-source, qui lui est intimement attaché : il a décrit cela pour les fonctions d’une variable complexe, le nouvel ensemble étant depuis appelé la surface de Riemann de la fonction multivaluée. En simplifiant, et en sacrifiant le langage imagé de Riemann, cela consiste à prendre comme nouvel ensemble-source le graphe de la fonction multivaluée dans le produit cartésien de la source et du but.

Voici ce qu’écrivit René Thom au sujet de ce mouvement de la pensée, qui ramène la description mathématique d’un phénomène à des fonctions univaluées (page 12 du supplément au no. 103 de décembre 2004 de la Gazette des Mathématiciens, consacré à René Thom) :

Pour en revenir à la notion de fonction, qu’est-ce qui en fait l’intérêt essentiel d’un point de vue philosophique ? Eh bien, la nature telle qu’elle se présente à nous est toujours un mélange de déterminisme et d’indéterminisme. Il y a toujours un aspect déterminé et un aspect indéterminé dans les choses. L’intérêt essentiel de la notion de fonction est de séparer brutalement ces deux aspects en mettant l’aspect indéterminé dans ce qu’on appelle la variable et l’aspect déterminé dans la correspondance qui fait passer de la valeur de la variable, la valeur de l’argument \(x\), à la valeur de la fonction \(y\). On a donc poussé à l’extrême cette opposition déterminisme/indéterminisme en mettant tout l’indéterminisme dans une variable qui est parfaitement arbitraire, excepté qu’elle doit varier dans un espace, et en rigidifiant au contraire de manière stricte la loi qui fait passer de \(x\) à \(y\).

Notre interprétation de la notion de fonction oscille donc entre celle de fonction univaluée et celle de fonction multivaluée, entre autres sous la pression du besoin d’avoir une description aussi déterministe que possible du monde. Sous la pression d’autres besoins qu’il serait très intéressant d’expliciter, elle oscille aussi entre la notion d’expression (ou formule) et celle de sous-espace d’un espace produit, ou entre celle d’être diffus vivant sur l’espace source et celle de point dans un « espace fonctionnel qui peut être donné a priori, et à partir duquel va naître l’espace source comme une apparition (ce que les mathématiciens appellent un spectre).

Cette possibilité d’osciller entre les interprétations est le signe que l’on se trouve face à une notion très riche, située à un carrefour de la pensée. Afin de s’entendre lorsque l’on parle de telles notions, et de saisir plus profondément leur fonctionnement, il ne suffit pas de les définir, il faut en outre attentivement expliquer de quelle manière on y pense, et à quels moments-charnières d’un raisonnement se produisent les basculements d’interprétation.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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Commentaires

  1. Pierre de la Harpe
    juin 5, 2009
    15h28

    À propos de « la possibilité de représenter
    tout aspect du monde à l’aide du langage »
    et du « sentiment de l’existence des mystères,
    des aspects de la réalité indescriptibles verbalement »,
    j’aimerais apporter ici une citation de
    Felix Mendelssohn.

    Ce que me dit la musique que j’aime,
    ce ne sont pas des pensées trop vagues
    pour être saisies par la parole,
    mais au contraire trop précises pour cela.

    J’ai lu cette phrase en page 4 du livre
    de Francois Bovey, L’écoute harmonique subjective,
    Van de Velde, 2005.