Les formes et les formules ne sont pas seulement proches phonétiquement ou étymologiquement. À Lisbonne, une exposition invite les curieux à découvrir d’autres aspects de leur proximité.
Jusqu’en décembre 2016, le Museu Nacional de História Natural e da Ciência de Lisbonne propose une exposition intitulée Formas & Fórmulas.
Son but est de faire découvrir les figures plus ou moins étranges qui se cachent derrière des formules mathématiques. Pour moi ce fut l’occasion de voir pour la première fois une galerie d’impressions tridimensionnelles de surfaces cubiques réelles :
Dire que ces surfaces sont cubiques réelles, signifie qu’elles sont constituées des points de l’espace de dimension trois usuel, dont les coordonnées cartésiennes \((x,y,z)\) par rapport à un repère fixé une fois pour toutes vérifient une équation polynomiale du troisième degré. Voici une telle équation :
\[ x^3 – x^2 y + yz^2 – 2xyz + 3 xy – z^2 + x – 5 y + 3 z =0.\]
J’ai écrit les termes au hasard, alors cela m’étonnerait que la surface correspondante soit très jolie. Pour obtenir les formes éthérées de la photo précédente, il a fallu d’abord comprendre quelles sont toutes les formes possibles de ces surfaces, lorsque les coefficients du polynôme de définition varient. Ce fut une longue quête, débutée au milieu du XIX-ème siècle et achevée par Knörrer et Miller en 1987 7Dans l’article Topologische Typen reeller kubischer Flächen, Math. Zeitschrift 195 (1987), 51-67..
Mais cette classification de 1987 était faite en fonction de certains aspects structurels invisibles à l’œil nu. Il a fallu ensuite comprendre finement le lien entre formes et formules pour les polynômes du troisième degré, afin de choisir avec précision dans chaque classe un polynôme qui engendre une forme particulièrement jolie, et pas trop fragile une fois qu’elle est fabriquée matériellement. C’est tout un art, dans lequel excelle visiblement Oliver Labs, l’auteur de ces modèles tridimensionnels 8Si vous désirez voir des animations de surfaces cubiques, vous pouvez naviguer à partir de cet article d’Etienne Ghys et Jos Leys..
La surface suivante correspond quant à elle a un polynôme du quatrième degré :
Ne la trouvez-vous pas un peu bizarre ? Mais cela tient en grande partie au point de vue. En voici un autre, qui permet aussi de lire une équation polynomiale qui la définit :
Devinez-vous le degré de l’équation polynomiale qui définit la surface suivante ?
La réponse est lisible de ce deuxième point de vue :
Voici enfin une surface ayant plein de points singuliers :
Il s’agit d’une sextique, c’est-à-dire qu’elle peut être définie par une équation polynomiale de degré 6. Elle a été découverte par Barth en 1996, et elle a 65 points singuliers, si on compte ceux situés à l’infini 9Car l’espace tridimensionnel peut être complété par un plan à l’infini. Ceci est analogue au fait que le plan peut être complété par une droite à l’infini, comme cela a été expliqué dans cet article d’Erwann Brugallé et Julien Marché ou celui-ci de Christine Huyghe.. En 1997, Jaffe et Ruberman ont prouvé qu’il s’agissait là du plus grand nombre de points singuliers pouvant figurer sur une sextique 10Dans l’article A sextic surface cannot have 66 nodes. J. Algebraic Geom. 6 (1997), no. 1, 151–168..
Mais pour les degrés supérieurs, on ne connaît pas encore le nombre maximum de points singuliers pouvant être présents sur une surface de degré donné 11En supposant bien sûr qu’ils sont en nombre fini. Pour tout degré supérieur à 1, il y a des surfaces qui sont singulières le long de courbes, et qui ont donc une infinité de points singuliers.. En degré 7, le record actuel est détenu par une surface construite par Oliver Labs en 2004 12On peut la voir dans cette galerie du site Imaginary, présentant des surfaces ayant beaucoup de points singuliers. Ces images ont elles aussi été produites par Oliver Labs.. Elle a 99 points singuliers, mais il se peut qu’il en existe aussi avec 100,101,102,103 ou 104 points singuliers. Problème ouvert !
Les surfaces précédentes se trouvent vers la fin de l’exposition. Celle-ci démarre en fait avec les plus anciennes courbes étudiées par les mathématiciens, les droites et les cercles. Puis elle passe aux formes que l’on peut définir par des équations polynomiales du deuxième degré : les coniques dans le plan — dont les cercles sont des cas particuliers, mais qui peuvent être aussi des ellipses, des paraboles, des hyperboles ou des paires de droites — et les quadriques dans l’espace.
On découvre alors l’utilisation de toutes ces courbes et surfaces en architecture. Mais on peut aussi jouer pour s’habituer avec certaines de leurs propriétés. Par exemple, avec le fait que toute balle frappant une parabole dans la direction de son axe repart vers son foyer, grâce au jouet suivant fabriqué par Rui Abreu :
Les photos précédentes vous ont mis l’eau à la bouche, mais vous ne pensez pas avoir l’occasion d’aller à Lisbonne d’ici décembre 2016 ? Alors vous pourrez peut-être vous consoler un peu en parcourant le catalogue en ligne de l’exposition
Post-scriptum
Je remercie chaleureusement Anne Frühbis-Krüger pour ses remarques sur une version antérieure de cet article.