Entre la prison pour cause de militantisme républicain radical et un duel aussi célèbre que fatal, le mathématicien Évariste Galois a séjourné en maison de santé. Il y aurait connu une brève affaire sentimentale avec une certaine Stéphanie, peut-être Stéphanie Poterin du Motel, une Stéphanie qui, « infâme coquette », aurait précipité sa fin sur le terrain.
Il convient donc d’examiner ce séjour avec attention…
Son existence n’est attestée que par une ultime et laconique mention portée sur l’acte d’écrou de Galois : « Transféré à la maison de santé du S. Faultrier, rue de l’Oursine n° 86, le 16 mars 1832 9Archives de Paris, D2Y13/18.».
Selon une tradition biographique bien établie, cette mesure visait à protéger Galois de l’épidémie de choléra qui passait par là. Pour les uns, Galois en aurait été l’un des rares bénéficiaires, pour les autres, elle était assez générale.
Aucune de ces deux versions ne résiste à l’analyse…
Si la seconde était juste, les mouvements de multiples autres condamnés se liraient sur les actes d’écrou. Or le registre couvrant ceux du 21 août 1831 au 17 avril 1832 ne mentionne que de façon relativement rare et éparse des départs en maison de santé : Bascans, par exemple, le 17 janvier 1832, chez le docteur Pinel ; Delapelouze, le 20 février, chez ce même Pinel ; Mugeney, le 4 avril chez Cartier 10Ibid.… Mais de mouvement général autour du 16 mars, point !
La première version, et la tradition toute entière avec elle, remonte en fait au biographe classique de Galois, Paul Dupuy, qui, en fin de XIXe siècle, sans se référer à aucun document particulier écrivait : « Au moment où le choléra de 1832 sévissait avec le plus d’intensité, [Galois] fut l’objet d’une mesure de bienveillance motivée par le mauvais état de sa santé. On le fit sortir de la prison le 16 mars, et on l’envoya dans une maison de santé 11Dupuy (Paul), « La vie d’Évariste Galois », Annales scientifiques de l’École normale supérieure, 3e série, 13 (1896), 243-244.. »
Le choléra ne sévissait sûrement pas avec le plus d’intensité au 16 mars pour la simple et bonne raison que l’épidémie ne s’était pas encore déclarée… Les premiers cas ne furent en effet reconnus que le 26 mars, et annoncés dans la presse le 29 12ournal des débats, 29 mars, p. 1 ; Rapport sur la marche et les effets du choléra-morbus dans Paris et les communes rurales du département de la Seine (Paris, 1834), p. 39..
Que les autorités aient été plus souples après le développement de l’épidémie, peut-être, mais du temps de Galois en prison stricto sensu, non !
Le mauvais état général de Galois mentionné par Dupuy suffit sans doute pour motiver son aménagement de peine en maison de santé. Sa sœur, qui lui rend visite en prison peu après sa condamnation, note son intense fatigue, précisant que « ses yeux sont creux comme s’il avait cinquante ans 13Dupuy, Ibid., p. 240. ».
La maison du Sieur Faultrier a parfois été confondue avec un autre établissement sanitaire de la rue de l’Oursine (ou l’Ourcine, Lourcine…), « une maison de refuge », d’inspiration publique et caritative, destinée aux indigents, devenue ensuite l’Hôpital de Lourcine 14Perchaux (Ernest), Histoire de l’hôpital de Lourcine, Paris, 1890..
Galois est accueilli dans une institution privée, qui est ainsi décrite dans le Bottin de l’époque :
Faultrier, maison de santé pour le traitement des aliénés des deux sexes, et de tous genres de maladies : on y reçoit aussi les dames enceintes. Cet établissement se recommande par une bonne tenue, par les médecins qui y sont attachés ; jardins, pharmacie, bains de toute nature, r. de Lourcine, 86 15Almanach du commerce de Paris, Paris, 1833, p. 174..
Faultrier louait les murs de son établissement. Quatre ans après le passage de Galois, toutefois, il les a achetés. Le contrat de vente permet de savoir que la propriété occupait alors en tout les numéros 84, 86, 88 et 90 de la rue de l’Oursine, même si seuls les trois premiers étaient dévolus à la maison de santé proprement dite. Celle-ci consistait en six bâtiments principaux, de deux ou trois étages, et de trois jardins, plantés d’arbres fruitiers et d’agrément – que jouxtait un autre grand jardin, maraîcher celui-là, faisant aussi partie du domaine 16rchives nationales, Minutier central, ET/XLVII/756, 14 juin 1836..
Ce Faultrier, ou plutôt Denis-Louis-Grégoire Faultrier (Cormolain, 15 septembre 1785 – Paris, 26 mars 1871), ne nous est pas inconnu : nous l’avons rencontré comme cousin et futur beau-père de Stéphanie Poterin du Motel, la soupçonnée dulcinée, dans un précédent billet. Si l’analyse technique des manuscrits de Galois que j’y laissais entrevoir, qui progresse aujourd’hui sans heurts sur un parcours encore jalonné d’étapes délicates, révèle que le patronyme Poterin du Motel se lit bien sous une rature à proximité du prénom Stéphanie, nous en conclurons du même coup que l’affaire sentimentale s’est nouée dans la maison de santé.
La réalité d’une affaire sentimentale de Galois avec une Stéphanie ne fait pour sa part aucun doute, car le prénom figure en clair dans ses papiers, voisinant de plus avec l’initiale S entrelacée au E d’Évariste pour former un cœur.
Mais, me dira-t-on, sachant que Galois est mort à sa sortie de la maison de santé et à deux pas de là qui plus est, comment aurait-il pu tomber amoureux ailleurs ?
C’est une excellente question. Pour y répondre, je vais devoir m’opposer sur plusieurs points à l’un des biographes de Galois les plus autorisés. Et c’est ce que nous verrons dans un prochain billet !
Post-scriptum
À toutes fins utiles, je signale les Évaristettes (des petits casse-tête, questions, etc. liés à Galois) et les Évar(h)istoires (de nature plus historique) que Norbert Verdier, moi ou d’autres proposons chaque mois sur le forum Histoire des mathématiques du site les-mathematiques.net. En farfouillant sur ce fil, on y trouve des informations aussi diverses que la liste des élèves qui ont été reçus à l’École polytechnique quand Galois y a été recalé, son examinateur le plus probable lors de sa première tentative pour y entrer, les noms et profils professionnels de ses condisciples à l’École préparatoire/normale, la localisation de la tombe de sa sœur, jusqu’au nombre de morts inhumés avec lui en fosse commune du cimetière Montparnasse le 2 juin 1832… Ces initiatives s’inscrivent dans le contexte plus large des activités de l’Association des Amis d’Évariste Galois.