Grothendieck et Montpellier

Tribune libre
Publié le 16 novembre 2014

 

Comme tous les mathématiciens de ma génération j’ai le souvenir de Grothendieck aux congrès internationaux de Moscou 1966 et de Nice 1970 : refusant d’aller à Moscou recevoir la médaille Fields, puis prenant Nice comme tribune pour son tournant écologiste.

Mais j’ai des souvenirs personnels plus anciens. D’abord, un diner chez Laurent et Marie-Hélène Schwartz. La conversation était tombée sur le problème de la synthèse spectrale tel que le formulait Schwartz, et elle s’en était bien vite détournée : trop difficile pour moi, avait déclaré Grothendieck. Quelques années plus tard, il était résolu par Malliavin.

Et surtout, j’ai le souvenir des copies d’examen de Grothendieck à Montpellier. En 1954, quand je suis arrivé à Montpellier, les mathématiques occupaient quelques salles du palais de l’université, au dessus de la rue de l’Université, dans le centre de la vieille ville. Le corps enseignant comprenait cinq personnes : 3 professeurs, Soula, Turrière et Couchet, et deux maîtres de conférence, Dives et moi. Pas d’assistant ni de chef de travaux. Soula, analyste, et Turrière, mécanicien, étaient de vieux messieurs charmants, Couchet, mécanicien, bien plus jeune, avait pris la succession d’Humbert, Dives avait été professeur titulaire à Clermont-Ferrand et rétrogradé comme collaborateur ; il fonctionnait en Mathématiques générales, pour mon profit puisque j’avais les meilleurs étudiants en MPC. La ville était délicieuse et assoupie. Les mathématiques avaient eu une bonne bibliothèque quand Denjoy était à Montpellier, au début du siècle ; elle n’était plus entretenue. On m’accueillait en trublion sympathique. Un jour, avec Soula et Turrière, la conversation était tombée sur Grothendieck, qu’ils avaient eu comme étudiant. Ils ont sorti pour moi ses copies d’examen de licence, et, d’un coup, mon respect pour eux a fait un bond en avant. Ces copies étaient illisibles. Un examinateur aurait pu refuser de les lire. Mais ces vieux messieurs, Soula d’abord je crois, avaient senti ce qui se cachait derrière Grothendieck, et il a passé ses examens. C’est ensuite que, licencié, il s’est rendu à Nancy.

Quand il est revenu à Montpellier tout avait changé, sinon les paysages alentour. Nous n’en avons jamais parlé, mais derrière son retour il devait y avoir le souvenir des salles dominant la rue de l’Université, et une certaine reconnaissance pour les vieux messieurs charmants qui lui avaient ouvert les portes.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

Partager