Hilbert était-il kantien ?

Tribune libre
Écrit par Joël Merker
Publié le 7 octobre 2010

D’après Kant, l’apparence dialectique ou illusion de l’entendement consiste à traiter les Idées ou concepts que forme nécessairement la raison comme des concepts ayant une valeur objective, et c’est ce qu’ont fait toutes les métaphysiques qui précédaient Kant, et auxquelles il reprochait de prendre la nécessité subjective d’une liaison de nos concepts pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi.

« Le fait remarquable, écrit Hilbert, dont nous venons de parler, et certains raisonnements philosophiques ont fait naître en nous la conviction que partagera certainement tout mathématicien, mais que jusqu’ici personne n’a étayée d’aucune preuve, la conviction, dis-je, que tout problème mathématique déterminé doit être forcément susceptible d’une solution rigoureuse, … ».

Là pour le coup, comme disait Gilles Châtelet, c’est pan dans le mille : Hilbert commettrait précisément l’erreur que Kant fustigeait déjà plus d’un siècle auparavant ! Pour autant, ce credo hilbertien se positionne-t-il nécessairement dans une relation antagonique par rapport à la critique kantienne de la métaphysique ? Aussi bien que Riemann un demi-siècle auparavant dans ses Fragmente Philosophische Inhalts, Hilbert aurait-t-il seulement le devoir de se positionner philosophiquement par rapport aux grands systèmes, ou bien est-il exonéré d’un tel dialogue nécessairement exposé à la controverse, en tant que les mathématiques sont une métaphysique qui se réalise de manière imprévisible et potentiellement architecturale ?

Ainsi ces Idées de la raison, ajoute Kant (telles que par exemple, en mathématiques, ce surprenant principe de non-ignorance absolue édicté par Hilbert, lequel aurait dit à la fin de sa vie que s’il avait dû ressusciter après sa mort, il aurait demandé aux générations qui lui ont survécu, immédiatement et en tout premier lieu, si l’hypothèse de Riemann avait été établie pendant la durée de son sommeil dans l’au-delà), si précieuses qu’elles soient en tant que principes régulateurs pour l’action de la pensée, ne peuvent aucunement constituer des principes pour des connaissances objectives. Il n’est nulle démonstration possible a priori de l’existence de Dieu, de l’immatérialité ou de l’immortalité de l’âme, de l’infinité du monde observable, de la continuité pure des mouvements des corps physiques, de la liberté de l’homme, ou de la vérité éternelle et ubiquitaire des mathématiques, et ce dernier point peut certes nous apparaître regrettable, à nous, mathématiciens, mais le système kantien est ferme quant à la congédiation des métaphysiques. Pour être clair et un peu simpliste, tous les raisonnements de la métaphysique « dogmatique » sont erronés, fallacieux, tendancieux, bref, ils répondent à une exigence naïve d’apporter rapidement des réponses simples à des questions qui sont en fait profondes et difficiles, ils expriment une tendance naturelle de la raison, et ils limitent l’ouverture purement « riemannienne » des mathématiques. Alors en définitive, la conviction subjective a bien peu de poids face à ces arguments. En effet et par ailleurs, chez Kant, la dialectique transcendantale propose essentiellement de nous guérir de l’apparence des jugements transcendantaux, et en même temps, de parvenir à empêcher qu’ils ne nous trompent encore ultérieurement. Mais à l’époque de Hilbert, cette tendance en direction de la métaphysique et de la vérité était toujours coprésente dans la seule science qui sait encore et toujours créer les conditions d’autonomisation de ses propres certitudes, à savoir la mathématique.

Or depuis Kant, depuis la contre-attaque cinglante de Brouwer, et aussi depuis les théorèmes de complétude et d’incomplétude de Gödel, la question de la nature essentiellement vraie et intemporelle des mathématiques n’est absolument pas résolue, et encore moins traitée, et certainement hors ANR, hors NSF , hors CNRS, hors du réseau global et international de la science qui a rétréci l’envergure philosophique de ses enjeux à l’échelle de l’histoire récente. Le besoin intrinsèquement urgent d’une critique de la raison mathématique n’est plus jamais ressenti comme il l’était dans les années 1900-1940, et dès qu’il pointe implicitement dans un discours, on doit le mettre entre parenthèses, on doit le considérer comme obsolète et propre à des temps anciens, il fait partie maintenant de l’Histoire de la philosophie ; lettre morte de pensées commentées par des universitaires, il doit être masqué. En effet, s’exerce actuellement une espèce de conformisme du non-engagement philosophique qui nous fait à la fois admirer les croyances élégantes des temps anciens et nous en détourner, avec une « coquetterie de la simplicité » qui dissimule une superficialité possible de nos pensées, un appauvrissement inavouable.

Mais pourquoi cela ? Pourquoi circulation, internétisation, distribution, reproduction et banalisation estompent (occultent ?) encore mieux que Kant ne l’a fait avec son système toutes les origines problématiques de la pensée métaphysique spontanée de la raison qui mobilisaient Hilbert ?

Ironie du sort, donc, de voir ce phénix faible pour nous, désormais presque impuissant, ressurgir sur nos écrans le temps d’un clic, avant de redisparaître muet dans ses cendres à cause de l’obnubilation (puérile ?) des nouvelles technologies.

Crédits images

Emmanuel Kant

ÉCRIT PAR

Joël Merker

Professeur - Université Paris-Saclay

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