Histoire de l’histoire de Galois : le cas Infantozzi

Tribune libre
Publié le 17 janvier 2018

Je me propose de conter l’histoire d’un article d’histoire, et plus précisément d’histoire des sciences, et plus précisément d’histoire des mathématiques, à savoir l’article de Carlos Alberto Infantozzi intitulé « Sur la mort d’Évariste Galois » et publié dans le volume 21 (1968) de la Revue d’histoire des sciences et de leurs applications (pp. 157-160).

Comme son titre le suggère, l’article en question s’attaque de front à la mort du célèbre mathématicien Évariste Galois, survenue à vingt ans des suites d’un duel aux circonstances obscures. Le malheureux et principal intéressé ayant déclaré à la veille de l’évènement mourir « victime d’une infâme coquette », il était naturel de « chercher la femme », ce à quoi s’est précisément employé l’auteur de l’article, dès lors en mesure de suggérer un nom : Stéphanie Poterin du Motel.

Cette identification est, je crois, assez largement admise aujourd’hui, même si personne n’a encore pu la confirmer. Mais nous n’en sommes pas là…

Entre diverses particularités, l’article présente celle d’avoir été rédigé par un auteur uruguayen. S’agissant d’affaires franco-françaises nécessitant une solide enquête en territoire autochtone, cette nationalité est assez inattendue. Comme les quatre pages de cet article ne forment en réalité que la partie émergée d’un iceberg d’investigations, elle est tout bonnement épatante.

Carlos Infantozzi avait en fait pour premier but de rédiger une biographie complète de Galois. Ses recherches ont porté sur tous les principaux aspects de la vie du mathématicien : sa famille, sa scolarité, l’activité révolutionnaire qui a suivi, les procès, la peine de prison achevée en maison de santé, le duel à la sortie. Elles l’ont mené à explorer une quantité impressionnante de fonds anciens, qu’il s’agisse de minutes notariales, de dépôts territoriaux divers, des archives de l’École normale supérieure… et bien entendu des papiers de Galois conservés à la Bibliothèque de l’Institut.

Car tout commence avec ces manuscrits… Leur étude révèle que Galois a connu des sentiments contrastés pour une certaine Stéphanie. Ce prénom apparaît plusieurs fois, tantôt comme amoureusement entrelacé à celui d’Évariste, tantôt comme rageusement biffé. Sous une première de ces ratures, Carlos Infantozzi parvient à déchiffrer « Stéphanie Du…tel », et sous une seconde, par « un examen à la loupe sous un éclairage approprié », le nom complet : « Dumotel ».

Quand Galois a-t-il pu connaître cet émoi du cœur ? Très probablement lors de son séjour en maison de santé… D’autant que le duel a eu lieu juste après et à deux pas de là…

Carlos Infantozzi a mené trois campagnes de terrain sur Galois : la première en 1946, plus de vingt ans avant la parution de l’article, la deuxième en 1954 et 1955, la dernière, ou du moins supposée telle, en 1969.

C’est au cours de celle de 1954-1955 que notre détective s’intéresse de près à la maison de santé. Le registre de la prison, qui rend compte du transfèrement de Galois, précise qu’elle se situait au 86 rue de l’Oursine. Par les Bottin de l’époque, Infantozzi repère d’abord les évolutions de l’adresse consécutives aux aménagements de voirie : 84 ou 86 rue de l’Oursine ou Lourcine, puis 94 rue de Lourcine, plus tard encore 94 rue de Broca. Il se rend ensuite sur les lieux et prend la photo (incorrectement datée) qui illustre l’article. Par la voie bibliographique, il montre surtout qu’un certain Poterin du Motel a officié dans l’établissement, et par une recherche d’état-civil qu’une Stéphanie-Félicie (ou Félicité) Poterin du Motel y était domiciliée à son mariage, quelques années après la mort de Galois. D’où la conclusion de l’article rapportée plus haut…

Indépendamment de cette enquête, notre chercheur fait aussi la connaissance d’un personnage amené à jouer un rôle ultérieur important : l’éminent historien des sciences René Taton.

Puis il repart en Uruguay…

Et les années passent…

Carlos Infantozzi est professeur titulaire à la faculté des sciences de Montevideo, où il enseigne l’Algèbre moderne et la Topologie générale, également professeur (si ce n’est déjà directeur) à la section de mathématiques d’un certain « Institut d’études supérieures » et inspecteur général pour les mathématiques auprès du ministère de l’Instruction publique – il a aussi été attaché culturel à l’ambassade d’Uruguay en Belgique.

Comprenant que son emploi du temps ne lui permettra pas de rédiger la vaste biographie initialement envisagée, il décide de changer son fusil d’épaule et de transmettre le résultat de ses recherches sous forme de brèves communications. Se profile justement à l’horizon le Xe congrès international d’histoire des sciences, dit congrès d’Ithaca, du nom de la ville des États-Unis où il doit principalement se dérouler. Ni une ni deux, Carlos Infantozzi écrit à la personne en charge de l’histoire des mathématiques, qui n’est nulle autre que René Taton.

Débute ainsi en juillet 1962 une correspondance entre les deux hommes, pour partie conservée dans les archives de l’historien français, dont la consultation fait le fond de ce billet 3École normale supérieure, Centre documentaire du CAPHÉS, Archives René Taton, ci-après désignées par RT. Cette correspondance, qui s’échelonne entre le 11 juillet 1962 et le 18 janvier 1970, est cotée RT 3.2.7, ff. 14-18 (22 décembre 1969), RT 3.3.5, f. 30 (carte de visite), ff. 31-32 (note manuscrite « Évariste Galois témoin d’un procès » [1969]), RT 4.1.3, f. 1 (11 juillet 1962), f. 2 (12 août 1962), f. 3 (27 février 1967), ff. 4-5 (23 novembre 1969 + complément « Évariste Galois, témoin d’un procès » et ff. 7-8 (18 janvier 1970). Une version dactylographiée d’une lettre de Debelleyme du 5 juillet 1829 transcrite par Infantozzi dans sa lettre du 18 janvier 1970 est cotée RT 3.1.4, ff. 1-2..

René Taton est l’homme de la situation pour différentes raisons, ne serait-ce que parce qu’il s’intéresse lui-même à Galois, ainsi qu’en témoigne a minima plusieurs de ses travaux, déjà publiés ou non 4Taton (René), « Les relations d’Évariste Galois avec les mathématiciens de son temps », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1 (1947) 114-130 ; « André Dalmas, Évariste Galois révolutionnaire et géomètre », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 10 (1957) 184-187 ; « Galois (Évariste). Écrits et mémoires mathématiques », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 17 (1964) 68-72 ; « Sur les relations scientifiques d’Augustin Cauchy et d’Évariste Galois », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 34 (1971) 123-148 ; « Évariste Galois and his Contemporaries », Bulletin of the London Mathematical Society, 15 (1983) 107-118 ; « Évariste Galois et ses biographes. De l’histoire aux légendes », Colloque Abel-Galois, première partie, Publications de l’U.E.R. Mathématiques pures et appliquées de Université des Sciences et Techniques de Lille, 7 (1985) 1-30.. Il dirige aussi la Revue d’histoire des sciences, celle-là même qui accueillera finalement l’article d’Infantozzi.

Mais nous n’en sommes pas là…

Tout en offrant les colonnes de sa revue pour publier la série d’articles que médite son correspondant, René Taton se déclare favorable à sa participation au congrès d’Ithaca et le pousse à prendre contact avec Henry Guerlac, son président.

Carlos Infantozzi adresse son projet de communication – le futur article – à Guerlac avec copie à Taton…

Le congrès se tient…

Et les années passent…

En 1967, René Taton reprend contact avec Infantozzi et lui rappelle que la Revue d’histoire des sciences est toujours prête à publier le résultat de ses travaux – plutôt sous forme d’un long article que d’une série de petites notes, si possible, ces dernières se voyant trop souvent omises des recensements bibliographiques [3].

Aucune réponse…

Il réitère.

Aucune réponse…

En désespoir de cause, René Taton lance l’édition de la communication d’Infantozzi au congrès d’Ithaca, en la corrigeant légèrement et en ajoutant au passage une note de bas de page expliquant la situation [4].

Et notre article paraît enfin, dans le volume daté de 1968 de la Revue d’histoire des sciences.

Les deux hommes se retrouveront finalement en 1969, lors du troisième séjour d’Infantozzi à Paris. Leur correspondance reprendra un temps… Mais le chercheur uruguayen est débordé… Et leur collaboration tournera court.

Comme je l’ai indiqué en début de billet, la lecture du patronyme « Dumotel » n’a jamais été confirmée.

En 1962, l’année même du congrès d’Ithaca, Robert Bourgne et Jean-Pierre Azra avaient publié les manuscrits de Galois. Dans l’ignorance des recherches encore inédites d’Infantozzi, ces éditeurs étaient globalement parvenus aux mêmes conclusions que lui : Galois avait connu une affaire d’amour malheureuse à la maison de santé avec une certaine Stéphanie, probablement cette « infâme coquette » cause du duel. Ils n’avaient toutefois pu déchiffrer que « Stéphanie D. » sous les ratures [5].

Robert Bourgne a donné son sentiment sur l’article de Carlos Infantozzi lors d’un colloque organisé en 1983, à l’occasion des 150 ans de la mort de Galois [6]. Pour lui, sauf à déjà connaître le nom qu’on cherche à y lire, il est impossible de déchiffrer « Dumotel » sous la seconde rature. Et apparaît tout au plus « Du…el » ou « Du…il » sous la première… Sans compter que la présence de cette Stéphanie Poterin du Motel n’est attestée à la maison de santé qu’à partir de 1840, soit huit ans après la mort de Galois…

Les ratures sont également restées impénétrables à Peter Neumann, l’éditeur anglophone des Mathematical Writings de Galois parus en 2011 [7]

Un examen utilisant un appareil plus sophistiqué qu’une simple loupe permettrait peut-être de trancher définitivement le débat. Il dépasse toutefois le cadre de l’initiative individuelle…

En attendant rien n’empêche d’enquêter sur cette Stéphanie Poterin du Motel. Je suspecte déjà qu’elle a connu sa part de drame et sais au moins qu’elle a vécu un temps en Valachie (aujourd’hui Roumanie)…

Mais nous n’en sommes pas là !

Post-scriptum

Merci à Nathalie Queyroux, responsable du centre documentaire du CAPHÉS, dépositaire des archives de René Taton à la source desquelles puise ce billet, et à Norbert Verdier, mon relecteur habituel sur Galois.

ÉCRIT PAR

Olivier Courcelle

Mathématicien -

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