Est-il possible de construire toutes les histoires du monde (romans, pièces de théâtre, films, témoignages…) à partir d’un ensemble fini de situations type que l’on combinerait entre elles ?
Une approche très pragmatique de cette question consiste à extirper les intrigues d’un nombre croissant d’histoires et à regarder si on finit par toujours tomber sur les mêmes « générateurs ».
Telle est en substance la voie choisie par Georges Polti (1867-1946) vers la fin du XIXe siècle.
Il a plus particulièrement porté son attention sur un millier de pièces de théâtre et 200 œuvres empruntées au roman, à l’épopée, à l’histoire… Si tant est que cela soit significatif pour le lecteur d’aujourd’hui, les titres étudiés vont de L’Abbé Constantin à Zulime et les auteurs de Abeille à Zorrilla.
Au final, Polti trouve que oui, toute histoire se ramène à la combinaison d’un nombre fini de situations type. Il précise même que ce nombre vaut 36, sachant que l’on « pourrait à la rigueur en choisir un légèrement plus ou moins élevé ». Et naturellement, il donne la liste des situations à laquelle il est parvenu.
Ses travaux sont exposés dans Les trente-six situations dramatiques (Paris, 1895, rééd. 1912 et 1924).
La première de ces situations est nommée « Implorer » : une Puissance indécise doit se prononcer sur un Persécuteur à la demande d’un Suppliant. La dernière, « Perdre les siens », met en scène la mort d’un Proche par un Bourreau devant les yeux d’un Spectateur.
Chaque situation est présentée avec ses « nuances » : la Puissance indécise peut être un personnage autonome, mais aussi un simple attribut du Persécuteur, comme une épée qui hésite encore à porter le coup fatal.
Une nuance est elle-même donnée avec la liste des œuvres dans laquelle elle apparaît. Cela permet d’estimer à quel point une situation est rebattue ou, au contraire, de détecter celles qui recèlent un fort potentiel d’originalité (du moins en 1924, date de l’édition que j’ai sous les yeux).
Un tel travail a de quoi laisser pantois.
Il contient certainement une part d’arbitraire. Après tout, l’auteur a dû procéder à des choix pour formuler et distinguer ses situations. Prenons par exemple la troisième d’entre elles, « Un Vengeur poursuit un Coupable », et la cinquième, « Un Fugitif fuit un Châtiment ». D’un point de vue abstrait, on a un peu l’impression que ces deux situations pourraient se confondre, même si d’un point de vue dramatique, on conçoit qu’il faille les distinguer. L’auteur est assez bref sur les principes qui ont présidé à la formulation de sa théorie. Peut-être parce qu’ils vont de soi. Ou au contraire parce que les clarifier aurait été tâche trop ardue.
Les façons de combiner les situations sont elles aussi un peu trop brièvement exposées. Vient à l’esprit la « concaténation », bien sûr, qui enfilerait les situations comme les épisodes d’un feuilleton ou d’une série. Mais on peut aussi penser à d’autres lois de composition. À des fins purement visuelles, quittons le monde profond des situations dramatiques proprement dites pour celui des scènes d’actions qu’elles peuvent induire. Prenons un bouledogue qui poursuit un caniche nain dans un dessin animé ou un shérif qui poursuit un cow-boy dans un western… En croisant les deux scènes, on aboutit à une œuvre à la Tex Avery dans lequel un caniche se prend du plomb dans les fesses et un cow-boy se fait mordre les mollets par un bouledogue. Pour rester dans un monde plus conventionnel, peut-être vaut-il mieux contraindre nos deux « situations » à relever du même univers ? Qu’un type A projetant d’exécuter B rencontre un type Cprojetant d’exécuter D, et voilà que déboule l’intrigue de L’Inconnu du Nord-Express. Si C=B et D=A et que les héros sont des cow-boys, je parie qu’à la fin il y aura un duel. Dans un drame avec en prime A=B, c’est à un suicide que l’on aura affaire. Et si on l’élève à la puissance dix-sept dans un policier, on tombe sur l’histoire du type qui se tire trente-quatre balles dans la tête. Alors, qu’en dites-vous, inspecteur ?
J’ignore si la théorie de Polti a fait l’objet de tentatives sérieuses de formalisation mathématique. Son livre (éd. 1912) se trouve facilement. Il d’ailleurs a été traduit très tôt en anglais. On conçoit de fait qu’il ait pu connaître un certain succès dans l’industrie naissante du cinéma hollywoodien.
14h13
On peut aussi penser à Les structures du roman policier « qui est le coupable ? » de François Le Lionnais, l’un des plus matheux parmi les oulipiens. On y apprend par exemple que Le meurtre de Roger Acroyd est un roman policier de type B.2.a.3.b.XV. Le ’B’ signifie par exemple que le coupable n’est connu que vers la fin du roman, par opposition à A. (coupable connu dès le début par le lecteur), C. (on ne saura jamais qui) et D. (le coupable est le lecteur, situation dont Le Lionnais disait qu’elle n’avait encore jamais été réalisée en 1969).
On peut trouver cette classification dans Oulipo, La littérature potentielle, Folio Essais, page 62.
14h44
Bien vu… Je me demande si la situation D n’a pas été traitée depuis. Dans un livre aux pages seulement pliées. Le lecteur approche a son coupe-papier et… (Je crois même que c’était dans La délégation norvégienne de Hugo Boris).
14h56
Sur le même thème , 2 points de vue différents :
Un créatif, Sarane ALEXANDRIAN :« Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit » Chez FAYARD.
Le nombre de situations « romanesques » est limité. Dans son catalogue initial, ALEXANDRIAN avait prévu 127 sujets de romans. Il s’est arrêté à 60, « nombre symbolique » = 6×10 « perfection de l’oeuvre, plénitude de l’être », Cf. son arithmosophie développée dans son « Histoire de la philosophie occulte ».
Un psychiatre, Jean COTTRAUX : « La répétition des scénarios de vie. Demain est une autre histoire » Chez Odile Jacob
Dans sa thèse, COTTRAUX montre que par fidélité à certains schémas mentaux, nous recommençons toujours les mêmes erreurs dans la vie réelle.
15h22
Et je crois aussi savoir qu’Étienne Souriau a développé sa propre théorie dans Les deux cent mille situations dramatiques (Flammarion, 1950).
17h45
« Un tel travail a de quoi laisser pantois. »
Je n’en suis pas si certaine, mais c’est un travail précurseur et une question pertinente. Il faudrait peut-être demander son avis à un auteur. Particulièrement quelqu’un devant écrire rapidement, un auteur de série américaine par exemple. Dans les mauvaises séries, on devine assez vite comment c’est construit et les ressorts du scénario.
Il me semble même avoir
vu un film sur ce thème ou un ordinateur bâtissait un synopsis pour un
auteur mais j’ai complètement oublié lequel. Peut-être même peut-on se procurer des logiciels d’écriture plus ou moins inspirés de cette théorie.
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