Hommage à Claude Lévi-Strauss

Tribune libre
Écrit par Michèle Audin
Publié le 5 novembre 2009

Le mathématicien André Weil nous parle ici d’un travail de mathématiques qu’il a accompli à la demande de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss :

Je fis la connaissance de Lévi-Strauss à New York pendant la guerre 5Menacé par les lois antisémites de Vichy, André Weil a passé les années 1941-45 aux Etats-Unis. ; nous devînmes amis. Il avait séjourné au Brésil et avait conservé, avec ses anciens collègues de la Faculté de Philosophie de São Paulo, d’excellentes relations dont il me fit profiter ; ma nomination à cette Faculté fut entièrement son œuvre 6André Weil a été professeur dans cette université de 1945 à 1949..

A New York, il s’était lancé dans un vaste travail de sociologie théorique qui devint sa thèse de doctorat (aujourd’hui célèbre) sur les structures élémentaires de la parenté. Un jour, dans l’étude d’un certain type de mariage, il se heurta à des difficultés inattendues et pensa qu’un mathématicien pourrait lui venir en aide.

D’après ce qu’ont observé les sociologues travaillant « sur le terrain », les lois de mariage des tribus indigènes d’Australie comportent un mélange de règles exogamiques et endogamiques dont la description et l’étude posent des problèmes combinatoires parfois compliqués. Le plus souvent le sociologue s’en tire par l’énumération de tous les cas possibles dans l’intérieur d’un système donné. Mais la tribu des Murngin, à la pointe Nord de l’Australie, s’était donné un système d’une telle ingéniosité que Lévi-Strauss n’arrivait plus à en dérouler les conséquences. En désespoir de cause il me soumit son problème.

Le plus difficile pour le mathématicien, lorsqu’il s’agit de mathématique appliquée, est souvent de comprendre de quoi il s’agit et de traduire dans son propre langage les données de la question. Non sans mal, je finis par voir que tout se ramenait à étudier deux permutations et le groupe qu’elles engendrent. Alors apparut une circonstance imprévue.

Les lois de mariage de la tribu Murngin, et de beaucoup d’autres, comportent le principe suivant : « Tout homme peut épouser la fille du frère de sa mère, » ou, bien entendu, l’équivalent de celle-ci dans la classification matrimoniale de la tribu. Miraculeusement, ce principe revient à dire que les deux permutations dont il s’agit sont échangeables, donc que le groupe qu’elles engendrent est abélien. Un système qui à première vue menaçait d’être d’une complication inextricable devient ainsi assez facile à décrire dès lors qu’on introduit une notation convenable. Je n’ose dire que ce principe a été adopté pour faire plaisir aux mathématiciens, mais j’avoue qu’il m’en est resté une certaine tendresse pour les Murngin.

L’article d’André Weil « Sur l’étude algébrique de certains types de lois du mariage » est paru en 1949 7Il y aurait beaucoup à écrire sur l’existence de cet article à cette date et en ce lieu… ne serait-ce que sur le mot « structure » et son utilisation par les différents protagonistes. Mais, encore une fois, ce billet est bien trop court…, comme appendice à la première partie des « Structures élémentaires de la parenté » de Claude Lévi-Strauss. Le texte d’André Weil que vous venez de lire est paru dans le premier volume de ses œuvres (pp. 567—568) en 1979.

Soixante ans après les Structures élémentaires de la parenté, trente ans après ce texte, onze ans après la mort de Weil, c’est une génération d’intellectuels, une certaine conception du monde, de la culture et des échanges culturels qui finit de disparaître avec la mort de Claude Lévi-Strauss le 1er novembre dernier, « un monde, disait-il en 1972 8dans un entretien télévisé, cité par le Monde, où des Descartes, des Leibniz pouvaient communiquer entre eux, bien sûr, mais où les lettres mettaient plusieurs semaines à parvenir, était un monde peut-être mieux équilibré que celui où nous vivons aujourd’hui. »

ÉCRIT PAR

Michèle Audin

Mathématicienne et oulipienne - Université de Strasbourg et Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo)

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