Ibni Oumar Mahamat Saleh, Treize ans. De nouveaux témoignages.

Hommage
Écrit par Charles Boubel
Publié le 3 février 2021

Ibni Oumar Mahamat Saleh, professeur de mathématiques à l’université de N’Djamena et opposant politique au régime du président tchadien Déby, a été enlevé et est officiellement « disparu » depuis treize ans aujourd’hui. L’enquête instruite par la Justice française sur plainte de sa famille, tout comme le versant politique de ce dossier, sont toujours au point mort. Cependant, de nouveaux témoignages, anonymes, ont été récemment publiés, mettant directement en cause Idriss Déby. D’autre part, le prix Ibni Oumar Mahamat Saleh, créé à sa mémoire, a récompensé deux nouveaux lauréats en 2020. La prochaine attribution aura lieu en 2022.

Lecteurs et lectrices habituées d’Images des mathématiques, vous êtes sans doute malheureusement habitués à ce billet du 3 février.

C’était il y a treize ans.

Le 3 février 2008, alors qu’une intervention de la France sauvait in extremis le régime du dictateur tchadien Idriss Déby d’une attaque de rebelles armés sur le point de prendre la capitale, ce même régime faisait enlever Ibni Oumar Mahamat Saleh à son domicile de N’Djamena. Professeur de mathématiques à l’université de N’Djamena, leader de l’opposition politique dans son pays, il n’a pas reparu et est mort en détention probablement dans la nuit. Il est officiellement toujours « disparu ».

Si cette histoire vous est inconnue ou pour vous remémorer les faits et leur développement essentiel, vous pouvez consulter mon billet originel de 2009 et ceux de 2011 et 2014.

Ce billet signale deux choses :

  • la publication le 13 novembre 2020 par le site d’information Le Media de documents diplomatiques et confidentiels français de l’époque des faits, ainsi que de témoignages,
  • un rappel de l’attribution des prix Ibni Oumar Mahamat Saleh, que j’avais oublié de signaler en juillet 2020.

Les informations nouvelles

L’article du Media est assez long. Il contient des documents ou éléments nouveaux 2J’ai cependant trouvé certains passages de cet article un peu desservis par un type de vocabulaire qui ne s’en tient pas systématiquement aux faits pour les rapporter avec une totale clarté.. Il montre notamment :

  • une note de la DGSE du 20 février informant la France de l’enlèvement d’Ibni par les forces de sécurité tchadiennes. Cependant, l’article omet de dire qu’un autre document diplomatique du 11 février était cependant déjà connu, informant le gouvernement français de la détention d’Ibni et de deux autres opposants politiques dans les locaux de la direction des renseignements généraux tchadiens.
  • Le rappel du témoignage du député Ngarlejy Yorongar, enlevé en même temps qu’Ibni : « J’ai su qu’Ibni a été singulièrement malmené dès le 3 février soir, et que dans les heures qui suivirent, l’irréparable a été commis ».
  • Deux témoignages de « personnes vivant toujours au Tchad et souhaitant garder d’anonymat » indiquent qu’Adam Souleymane Touba, « chef du centre opérationnel à la présidence », a appelé le chef de l’Agence nationale de sécurité Mahamat Ismaël Chaïbo, le 3 février vers 22h, pour le prévenir qu’Ibni Oumar Mahamat Saleh était mal en point.
  • Des témoignages que le site introduit comme « selon plusieurs personnes qui ont assisté aux évènements et que Le Média a consulté de façon indépendante », indiquent que Mahamat Ismaël Chaïbo serait alors allé voir le président Déby pour lui demander que faire. Celui-ci aurait ordonné de ne pas le conduire à l’hôpital et de le laisser à son sort en l’enfermant dans une cellule de la présidence. Mahamat Ismaël Chaïbo aurait appelé un soigneur au matin du 4 février, qui n’a pu que constater la mort.
  • Un mensonge de l’ambassadeur de France le 5 février, disant qu’il « ne pouvait pas confirmer les arrestations » des opposants, alors qu’une note de lui-même informe le gouvernement français de celle de l’ancien président tchadien Lol Mahamat Choua, apprise le 3 février. L’article rapporte aussi d’autres documents concernant cet ambassadeur.
  • des témoignages nominatifs et contradictoires de divers acteurs de ces événements, relatifs aux jours qui ont immédiatement suivi la disparition d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. Certains évoquent possiblement le rôle d’un ancien agent du renseignement français, déjà mis en cause peu après les faits par le Canard enchaîné. Ces contradictions demandent confrontation et clarification.

Cette source reste à ce jour, à ma connaissance, isolée. Je salue son travail, qui vient réactiver un dossier restant sinon immobilisé par les pouvoirs en place.

L’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), qui s’était tôt mobilisée sur cette affaire et y reste attentive, demande à ce que l’auteur de l’article et les personnes citées « non encore auditionnées par la justice française, le soient et que certaines autres clarifient leurs témoignages au vu des incohérences qui semblent avoir été relevées par l’auteur de l’investigation. » Elle rappelle aussi, comme l’a fait Amnesty International, que le cas d’Ibni est emblématique de disparitions forcées qui sont une pratique fréquente au Tchad, où Idriss Déby est au pouvoir depuis maintenant 30 ans révolus.

Le prix Ibni Oumar Mahamat Saleh

Créé à la mémoire d’Ibni Oumar Mahamat Saleh par la SMF, SMAI, SFdS et au départ annuel, il est depuis 2017 attribué tous les deux ans à de jeunes mathématiciens ou mathématiciennes d’Afrique Centrale ou d’Afrique de l’Ouest. Il est aujourd’hui également soutenu par l’Union Mathématique Internationale (IMU), l’Union Mathématique Africaine (UMA), la London Mathematical Society, et le CIMPA.

Une page avec toutes les informations est désormais hébergée par le site de l’Institut Denis Poisson, laboratoire de mathématiques de universités d’Orléans et de Tours.

Les lauréats 2020 sont Obo Vincent de Paul Ablé, ivoirien, analyste, docteur 2019 de l’université Félix Houphouët-Boigny de Cocody (analyse), et Audace Dossou-Olory, béninois, docteur 2018 de Stellenbosch University en Afrique du Sud (mathématiques discrètes). Détails ici.

Le prix est financé par des dons, à présent recueillis par l’Association pour la Promotion de la Science en Afrique, ici(préciser « Prix Ibni » comme motif du don ; 66 % est déductible des impôts).

ÉCRIT PAR

Charles Boubel

Maître de conférences - Université de Strasbourg

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