Idéalisme radical

Tribune libre
Publié le 18 janvier 2011

Les mathématiciens ne cherchent pas seulement à prouver des théorèmes, mais aussi à développer des analogies. Découvrons celle entre nombres idéaux et radicaux chimiques, proposée par Ernst Kummer au milieu du XIXe siècle.

Que font les mathématiciens ? La réponse la plus courte est qu’ils essayent de prouver des théorèmes. Si on réduit leur activité à cela, alors les récits historiques diront qui a démontré en premier tel théorème, qui l’a généralisé, pendant quelle période il a été oublié, qui l’a redécouvert, quelles ont été les querelles de priorité, etc., etc.

Mais le travail des mathématiciens est plus complexe. Je voudrais attirer l’attention sur l’un de ses aspects qui met bien en évidence, je pense, sa ressemblance avec celui des poètes, et des artistes en général. Il s’agit de celui de recherche et d’exploration d’analogies fructueuses. J’en ai déjà parlé dans un billet, en commentant divers aspects des analogies mathématiques. J’y présentais aussi une analogie découverte par Sylvester entre mathématiques et chimie.

Eh bien, Sylvester n’est pas le seul à avoir proposé une analogie entre des objets de ces deux sciences. Ernst Kummer(1810-1893) l’avait déjà fait ! Les extraits qui suivent sont issus de l’article « Sur la théorie des nombres complexes composés de racines de l’unité et de nombres entiers » 5Paru dans le tome XVI (1851), pages 377-498, du Journal de Mathématiques Pures et Appliquées, connu aussi sous le nom de Journal de Liouville. dans lequel il introduisit la notion de « nombre idéal ». Celle-ci allait s’avérer fondamentale en mathématiques, entre autres à la suite de sa réinterprétation par Dedekind en tant qu’« idéal d’un anneau ».

Pour apprécier l’esprit de ce qui suit, il n’est pas nécessaire de lire la définition précise des nombres idéaux ou de leur équivalence. Il suffit de savoir qu’ils servent à factoriser certains nombres (des entiers algébriques, appelés « nombres complexes » par Kummer) qui étaient auparavant indécomposables, et ceci afin de retrouver un théorème d’unicité de la factorisation à l’aide de nombres premiers, comme pour les entiers usuels. Voici comment s’achève la section VI, intitulée « De la composition des nombres complexes idéaux » (page 447) :

Qu’il me soit permis de signaler ici en peu de mots l’analogie de cette théorie de la composition des nombres idéaux avec les principes fondamentaux de la chimie. La composition des nombres complexes peut être envisagée comme l’analogue de la combinaison chimique ; les facteurs premiers correspondent aux éléments, ou plutôt aux équivalents de ces éléments. Les nombres complexes idéaux sont comparables aux radicaux hypothétiques qui n’existent pas par eux-mêmes, mais seulement dans les combinaisons ; le fluor, en particulier, comme élément qu’on ne sait pas représenter isolément, peut être comparé à un facteur premier idéal. La notion de l’équivalence des nombres idéaux est, au fond, la même que celle de l’équivalence chimique ; car, ainsi que des quantités pondérales équivalentes des matières naturelles peuvent être substituées les unes aux autres pour rendre des sels neutres ou des corps isomorphes, de même les nombres idéaux, remplacés par les facteurs équivalents, ne produisent que des nombres idéaux de la même classe. En comparant les méthodes de l’analyse chimique à celles de la décomposition des nombres complexes, on trouve encore des analogies surprenantes. Car, de même que les réactifs chimiques, joints à un corps en dissolution, donnent des précipités au moyen desquels on reconnaît les éléments contenus dans le corps proposé, de même les nombres que nous avons désignés par Ψ(η) comme réactifs des nombres complexes, font connaître les facteurs premiers contenus dans les nombres complexes en mettant en évidence un facteur premier q analogue au précipité chimique. […] 6Ceci reprend les explications données par Kummer à la page 359 d’un article paru en Allemand dans le vol. 35 (1847) du Journal de Crelle. Ces dernières ont été traduites en Anglais par Harris Hancock aux pages 287 et 288 d’un article pédagogique publié dans le vol. 35, no. 6 (1928) de The American Mathematical Monthly.

Il est difficile de savoir si l’analogie précédente a guidé Kummer lorsqu’il introduisit les « nombres idéaux », ou bien s’il ne s’en est rendu compte que a posteriori. En tout cas, il ne la considérait pas comme un jeu gratuit, car il achève ainsi le paragraphe :

Toutes ces analogies qu’on pourra poursuivre et augmenter à volonté, ne proviennent pas d’un jeu d’esprit oisif, mais elles sont bien fondées en ce que les mêmes idées fondamentales de la composition et décomposition des éléments règnent aussi bien dans la chimie des matières naturelles que dans celle des nombres complexes.

Ceci montre qu’au moment où il écrivait, il pensait que cette analogie pouvait être poursuivie, et donner naissance à de nouvelles découvertes. Une analogie est fructueuse précisément lorsqu’elle sert ainsi de guide au développement de la compréhension. Hélas, le récit mythique usuel du développement de ces idées ne parle que de prouesses internes aux mathématiques (dues à des héros comme Richard Dedekind, Leopold Kronecker, Emmy Noether, Wolfgang Krull ou Alexandre Grothendieck). Je ne sais pas si l’analogie avec la chimie a été ou non poursuivie.

Redonnons la parole à Kummer, pour apprendre quel avantage il voyait dans l’introduction des nombres idéaux et que le désir de rendre les choses « visibles » est un moteur puissant de la création de concepts nouveaux (page 430) :

Quoiqu’il n’y ait rien d’obscur dans la définition, nous allons expliquer rapidement pourquoi nous avons désigné cette condition […] par le nom de facteur idéal de ce nombre complexe, tout en observant que les développements seuls de la théorie pourront justifier une telle innovation. À cause de l’analogie frappante qui règne entre les facteurs premiers idéaux et les facteurs complexes ordinaires, la dénomination servira à simplifier extrêmement les énoncés des théorèmes. Mais cela ne constitue pas l’avantage principal de la théorie nouvelle ; nous croyons que les facteurs idéaux rendent visible, pour ainsi dire, la constitution intérieure des nombres, en sorte que leurs propriétés essentielles soient mises dans leur jour. Un nombre complexe satisfaisant à plusieurs des conditions que nous regardons comme facteurs idéaux de ce nombre, quoiqu’il ne soit pas décomposable en facteurs complexes, se comporte tout à fait comme un nombre composé, et c’est pour cela que nous le considérons comme un produit de facteurs.

Il continue en nous montrant que sa pensée était guidée par plusieurs analogies simultanément, et que c’étaient elles qui gouvernaient aussi ses choix de vocabulaire :

L’Algèbre, l’Arithmétique et la la Géométrie offrent des analogies nombreuses à notre théorie. On décompose, par exemple, les fonctions rationnelles et entières d’une seule variable 7Que l’on appelle aujourd’hui des {polynômes}. en facteurs linéaires, quoique ces facteurs isolés n’existent qu’en des cas particuliers ; c’est pour ce but qu’on a créé les quantités imaginaires. En Géométrie, on parle d’une droite passant par les points d’intersection de deux cercles, quand même les points d’intersection n’existent pas. […] Enfin, l’idée de considérer des facteurs idéaux des nombres complexes est, au fond, la même que celle qui a procréé les nombres complexes eux-mêmes. En effet, on sait que M. Gauss, en observant que, dans la recherche des lois de réciprocité entre les résidus biquadratiques, les nombres premiers de la forme \(4n+1\) se comportaient comme nombres composés, les a décomposés en facteurs imaginaires de la forme \(a + b \sqrt{-1}\), et qu’il a jeté par là les fondements de la théorie générale des nombres complexes.8L’appellation «{nombre complexe}», encore utilisée de nos jours, est en effet due à Gauss. Mais on découvre ici qu’il l’utilisait dans un sens plus restreint, en ne se référant qu’à ceux dont les parties réelles et imaginaires \(a\) et \(b\) étaient toutes deux entières. C’est l’acceptation restreinte qui a été étendue par Kummer pour désigner ce que l’on appelle aujourd’hui des {éléments d’un anneau d’entiers algébriques} (en fait, dans son article il s’agit seulement de ceux obtenus en adjoignant aux entiers usuels une racine de l’unité).

Il s’agit là de l’une des plus importantes caractéristiques des mathématiques : elles ne se contentent pas de résultats négatifs (ici, la non-unicité de la factorisation en produit de nombres premiers), mais permettent de donner vie aux êtres désirés qui transcendent le négatif (ici, les nombres idéaux, restituant l’unicité). Mais pour cela il faut longtemps développer son imagination, afin de lui donner les capacités à désirer et à « procréer » de tels êtres. Nous avons vu que les analogies en sont un outil puissant. On aboutit alors parfois à des idées … radicalement nouvelles.

Post-scriptum

Je tiens à remercier Catherine Goldstein, qui m’a indiqué la référence précise de cette analogie entre mathématiques et chimie et a répondu à mes questions à son sujet. Je remercie aussi Aurélien Alvarez, Michèle Audin et Vincent Beffara pour leur aide technique.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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