Imre Toth ou la liberté des mathématiques

Tribune libre
Publié le 1 décembre 2010

Il y a tout juste un an, à quelques jours près, je n’aurais jamais pensé écrire un billet pour rendre hommage à Imre Toth qui nous a quittés le 11 mai dernier. En effet, lors de l’édition 2009 de Citéphilo 4Citéphilo est un rendez-vous annuel, une manifestation européenne, commune, publique, gratuite et populaire de philosophie organisée dans la région de Lille (59). Site web sur le thème « Usages du temps », j’avais été invité par les organisateurs à présenter le dernier livre d’Imre Toth Liberté et vérité aux éditions de l’éclat 5 Site des Éditions de l’éclat. Imre Toth et moi-même avions donc décidé de nous rencontrer ici-même à Lille.

J’étais un peu tendu à l’idée de faire sa rencontre. Pourquoi ? Parce que tout jeune, avant de quitter définitivement l’Italie en 1983, j’avais déjà entendu parler d’Imre Toth. Je savais qu’il s’intéressait d’une façon originale à l’histoire et à la philosophie des mathématiques mais sans avoir eu l’occasion de lire un de ses écrits. Je me le représentais comme un savant. J’avais probablement dû entendre parler de lui par un de mes professeurs d’université ou bien par la presse. Je ne sais plus.

J’avais donc contacté Imre Toth quelques jours auparavant, un dimanche, début novembre 2009, pour convenir du lieu et de l’heure de notre rencontre.

Imre Toth était venu au rendez-vous un chapeau sur la tête ; il me renvoyait l’image d’un marin. Il est amusant de réaliser à quel point la tenue vestimentaire des gens peut vous renvoyer telle ou telle image ou pas d’images du tout, comment leur apparence extérieure peut ou non solliciter votre imagination. Il faut dire qu’après la lecture des Exercices de style de Raymond Queneau, j’étais davantage intrigué par les gens portant un chapeau. Mis à part le chapeau, Imre Toth avait un costume en velours marron-vert et un gilet ; il me faisait donc penser à un marin et à un gentleman à la fois.

Au téléphone, nous avions tout de suite commencé à discuter du contenu de son livre et des éventuels échanges que nous pourrions avoir en public à la FNAC. Il avait une belle voix et ses intonations étaient très calmes. Ses silences étaient le signe d’une réflexion intense et profonde, préparation minutieuse et posée des réponses à mes questions. Du haut, pour ainsi dire, de ses quatre-vingt-huit ans il prenait tout le temps nécessaire pour penser ce qu’il allait dire. À cet instant, bien que son âge – le même que celui de mon père né la même année 1921 – pouvait me renvoyer l’impression très forte d’un vieux sage, je sentais une vivacité d’esprit hors du commun et une force intérieure extraordinaire.

Sans vraiment le connaître, il me donnait l’idée qu’il avait traversé dans sa vie plusieurs mers. En 1992, il disait lui-même qu’il avait l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, qu’il avait vécu beaucoup, trop peut-être. Il aimait à cette époque rappeler un épisode de sa jeunesse en Hongrie son pays d’origine. Lors de l’occupation allemande, son père, Abraham Roth (le nom de Toth vient du fait qu’Imre avait changé le R en T pour mieux se cacher pendant sa clandestinité) avait réuni tous les livres d’Imre : la Critique de la raison pure de Kant, l’Éthique de Spinoza, quelques ouvrages de Diderot, d’Érasme, de Nietzsche et bien d’autres. Il avait également laissé une lettre pour les allemands. Celle-ci disait :

« Je suis un vieil homme de 56 ans. Ces livres que j’ai accumulés durant ma vie appartiennent à mon fils. Je vous prie de ne pas y toucher. Les Romains occupant Syracuse avaient trouvé le vieil Archimède dessinant des cercles sur le sable. Archimède avait alors dit au soldat qui allait le tuer de ne pas toucher aux cercles… »

J’ouvre ici une parenthèse pour dire combien les circonstances de la vie sont parfois troublantes. Lorsque j’ai appris le décès d’Imre Toth, je me trouvais en Italie à Ortygie, centre historique de Syracuse ! Je ferme la parenthèse.

Au retour de la guerre, la maison d’Imre Toth avait été dévalisée de tout le mobilier, mais les livres étaient là accompagnés de la lettre de son père. Les vainqueurs avaient respectés la volonté d’Abraham Roth et n’y avaient pas touchés.

Imre Toth aimait les livres, la lecture et le fait de comprendre la pensée d’autrui. Il était un homme très cultivé et original. C’est ce qui ressort à la lecture de son ouvrage Palimpseste, propos avant un triangle publié aux PUF 6 Site PUF pour la collection de la bibliothèque du Collège international de philosophie.

Disons tout d’abord que Palimpseste c’est, comme son nom l’indique et comme le souligne Imre Toth lui-même, « une succession de textes tirés des œuvres complètes des auteurs complets, ou à peu près… ». Et plus loin, « Désormais les fragments extraits des textes ne représentent que les maillons d’une unique chaîne connexe de paroles, segments d’un entier : le texte du Palimpseste ». Mais de quoi au juste Imre Toth veut-il parler dans cet ouvrage ? Des géométries non euclidiennes, entre autres. Il préférait d’ailleurs sans doute parler de la géométrie non euclidienne.

Disons deux mots pour les non pratiquants. Il est question à l’école de géométrie plane. Les objets de base, comme les points, les droites, les droites parallèles, les droites concourantes, les triangles et toutes sorte de polygones, les cercles… vivent dans le plan, une table parfaitement lisse et infinie. Dans ce plan, par un point P extérieur à une droite l passe une et une seule droite parallèle à l. Nous sommes en train de faire de la géométrie euclidienne. L’axiome que l’on vient d’énoncer est connu sous le nom de « postulat d’Euclide ». On a longtemps cherché en vain à démontrer cet axiome. Le temps et les efforts investis par les mathématiciens dans cet espoir chimérique est vraiment inimaginable. Dans la Revue générale des sciences pures et appliquées Henri Poincaré écrit (15 décembre 1894) : « Enfin au commencement du siècle et à peu près en même temps, deux savants, un Russe et un Hongrois, Lowatschewski et Bolyai établirent d’une façon irréfutable que cette démonstration est impossible ; ils nous ont à peu près débarrassés des inventeurs des géométries sans postulatum (le postulat d’Euclide, n.d.r.) ; depuis lors l’Académie des Sciences ne reçoit plus guère qu’une ou deux démonstrations par an. » Et plus loin : « S’il était possible de déduire le postulatum d’Euclide des autres axiomes, il arriverait évidemment qu’en niant le postulatum, et en admettant les autres axiomes, on serait conduit à des conséquences contradictoires ; il serait donc impossible d’appuyer sur de telles prémisses une géométrie cohérente. »

Pour mieux comprendre les géométries non euclidiennes, il vaut mieux adopter les modèles devenus les plus célèbres : l’environnement des objets n’est plus le plan usuel mais un disque particulier, nommé disque de Poincaré, ou une sphère, nommée sphère de Riemann. Dans le disque, les points sont bien les points à l’intérieur du disque et les droites sont des cordes ou des arcs de cercles. Dans ce monde, connu par les spécialistes comme le monde hyperbolique, par un point extérieur à une droite on peut mener une infinité de droites parallèles. Sur la sphère de Riemann, les droites sont les grands cercles et par un point extérieur à une droite (un grand cercle) on ne peut mener de droite (grand cercle) parallèle à la droite donnée. La force de ces idées nouvelles est souligné par Poincaré dans le même article : « Lobawtschewski conserve d’ailleurs tous les autres axiomes d’Euclide et il suppose au début que : l’on peut par un point mener plusieurs parallèles à une droite donnée. De ces hypothèses, il déduit une suite de théorèmes entre lesquels il est impossible de relever aucune contradiction et il construit une géométrie dont l’impeccable logique ne le cède en rien à celle de la géométrie euclidienne. »

Pour terminer cet aparté sur les géométries non euclidiennes, je citerai le résultat suivant : « on démontre que la somme des angles d’un triangle est :

  • égale à deux droits dans la géométrie d’Euclide,
  • plus petite que deux droits dans celle de Lowatschewski,
  • plus grande que deux droits dans celle de Riemann. »

.

On peut aisément comprendre pourquoi Imre Toth est tombé sous le charme de cette liberté de pensée dont jouissent les mathématiques. Cette liberté, soit dit en passant, contraste avec la rigidité qu’on lui attribue trop souvent maladroitement par ignorance. Dans Liberté et vérité, Imre Toth cite Hegel dans son introduction à sa Philosophie de l’histoire : « L’homme est libre, mais il ne le sait pas ; donc il n’est pas libre. » C’est souvent ce qui arrive en mathématiques lorsque la solution d’un problème est là devant nos « yeux », mais que nous nous interdisons de la « voir ».

On trouve encore dans Palimpseste : « C’est la conscience de disposer de la liberté de nier tout un monde, le monde euclidien établi, et de créer –par le seul moyen de la négation– un nouveau monde et, qui plus est, d’accepter simultanément les deux en tant que deux domaines ontiques opposés et autonomes, d’assigner la vérité à la fois à l’axiome euclidien et à l’axiome non euclidien. En un mot : les deux géométries disposent de droits égaux à l’existence et à la vérité. »

Et plus loin : « la vérité n’est pas la limite de la liberté mais au contraire, c’est la liberté qui est le commencement, la source d’où la vérité jaillit. »

Liberté et vérité : voici deux mots dont est imprégnée la pensée d’Imre Toth, ils forment également le titre de son dernier ouvrage. Dans la première partie, Imre Toth s’intéresse à la philosophie et son lieu dans l’espace de la spiritualité occidentale. Il est question aussi de mathématiques et une large place est donnée à une réflexion sur les nombres irrationnels. Nous sommes au cœur du sujet.

Imre Toth insiste sur « la prise de conscience de la liberté et sa nécessité historique » et écrit : « C’est encore ce genre de nécessité historique qu’André Lhote assignait aux grands œuvres de la création artistique dans son essai Sur le paysage : « Offrir au monde une chose qu’il ne viendrait à l’idée de personne de demander, mais dont, une fois là, personne ne saurait se passer. » » Imre Toth continue : « Et c’est le même genre de nécessité qui fit surgir et imposa la réception irréversible de conceptions scientifiques révolutionnaires, telles les géométries non euclidiennes, les ensembles infinis ou la théorie de la relativité, même si leur nécessité intrinsèque n’a été perçue initialement que par leurs fondateurs ».

Imre Toth était probablement conscient de son originalité. En effet, lorsqu’il publie son Palimpseste, il écrit dans la postface : « Les difficultés majeures que j’ai rencontrées avec mon Palimpseste, ont surgi, évidemment, lorsqu’il s’est agit de le publier. On n’est pas habitué à un texte concernant la philosophie et l’histoire des mathématiques rédigé dans le style littéraire d’un collage, il n’est pas usuel d’offrir au lecteur une histoire achronique de la géométrie. »

Ainsi, on rencontre le mathématicien allemand Carl Fiedrich Gauss (1777 – 1855) donnant la réplique au philosophe italien Thomas d’Aquin (1224/1225 – 1274) malgré le décalage de quelques siècles :

« Thomas d’Aquin : L’homme est un animal rationnel et doué de rire, et la somme des angles du triangle est égale à deux droits. Si la somme des angles diffère de deux droits, l’homme est triste et dépourvu de raison.

Carl Fiedrich Gauss : Qui pourrait s’abstenir d’éclater de rire si on lui proposait d’accepter comme nouvelle espèce de triangle la figure impossible d’un triangle rectiligne dont les angles dépassent deux droits ? C’est jouer avec les mots ! »

Imre Toth avait de l’humour et parlait plusieurs langues : « Depuis tout petit j’ai dû apprendre l’anglais, le français et l’allemand –dit-il dans une interview– puisque dans mon pays d’origine, apprendre à parler plusieurs langues est une obligation pour les pauvres gens, car ceux-ci sont obligés de partir. »

 

 

 

Post-scriptum

Ce billet reprend très largement le contenu de mon intervention à la table ronde « Imre Toth ou la liberté des mathématiques » qui a eu lieu dans le cadre CitéPhilo le 19 novembre 2010 à la FNAC de Lille. Les autre participants étaient : Françoise Balibar (physicienne, historienne des sciences, professeur émérite à l’Université Paris VII Denis Diderot, présidente du Conseil Scientifique du Collège International de Philosophie), Michel Valensi (directeur des Éditions de l’Éclat, éditeur d’Imre Toth), Romano Romani (éditeur d’Imre Toth en Italie, professeur émérite de l’Université de Sienne)

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

Partager