Inégalité de Cauchy-Schwarz, sommes de carrés et identités remarquables

Tribune libre
Écrit par Pierre Lecomte
Version espagnole
Publié le 28 juin 2010

J’aimerais partager avec vous quelques observations concernant cette célèbre inégalité selon laquelle, dans tout espace vectoriel euclidien \(E\), la valeur absolue du produit scalaire de deux éléments n’excède jamais le produit de leurs longueurs, valeur qu’elle atteint exactement lorsqu’un des éléments est multiple de l’autre. En formules, en convenant de désigner par un point le produit scalaire :

\[|u\cdot v|\leq \|u\|\|v\|\]

En dimension \(1\), cette inégalité est une égalité : elle exprime le fait fondamental que la valeur absolue d’un produit de nombres réels est égale au produit de leurs valeurs absolues.

En dimension \(2\), elle est liée à la généralisation aux nombres complexes de cette propriété, à savoir l’égalité du module d’un produit de nombres complexes et du produit de leurs modules. Notons en effet \((a,b)\) et \((c,d)\) les composantes de \(u,v\) dans une base orthonormée de \(E\) et posons \(z=a-ib\) et \(z’=c+id\). La partie réelle du produit \(zz’\) est alors le produit scalaire \(u\cdot v\) tandis que sa partie imaginaire est le déterminant

\[\omega(u,v)=\det\begin{pmatrix}a&c\\b&d\end{pmatrix}\]

En élevant au carré les deux membres de \(|zz’|=|z||z’|\), il vient donc

\[\mathrm{(1)} \quad (u\cdot v)^2+\omega(u,v)^2=\|u\|^2\|v\|^2\]

et l’inégalité en découle immédiatement, en ce compris le cas d’égalité puisque \(\omega(u,v)\) est nul si, et seulement si, \(u\) et \(v\) sont linéairement dépendants.

Naturellement, ceci repose sur l’existence de bases orthonormées. Mais en dimension 2, il est très simple d’en construire, par exemple en s’inspirant du fait que les diagonales d’un losange sont perpendiculaires. Ainsi, une base quelconque \((e,f)\) dont les éléments sont de même longueur nous donne une base orthonormée

\[\left(\frac{e’}{\|e’\|},\frac{f’}{\|f’\|}\right)\]

où \(e’=e+f\) et \(f’=e-f\).

L’inégalité de Cauchy-Schwarz est ainsi établie en dimension quelconque, finie ou non. De fait, la vérifier pour \(u,v\in E\) revient à l’appliquer dans un sous-espace vectoriel de dimension \(2\) de \(E\) contenant ces éléments et muni de la restriction du produit scalaire de \(E\).

Explicitée en composantes, la relation (1) est une identité remarquable, appelée parfois {identité de Lagrange}. Elle est notamment utilisée en arithmétique, car elle montre que les produits de nombres qui sont sommes de deux carrés sont également sommes de deux carrés.

Il est amusant de regarder s’il est possible, en dimension \(n\), d’exprimer \(\|u\|^2\|v\|^2-(u\cdot v)^2\) comme une somme de \(n-1\) carrés dépendant raisonnablement de \(u\) et de \(v\).

Une remarque pour commencer: soit une base \((e_1=u,e_2,…,e_n)\) de \(E\) dont les éléments sont de même longueur et sont deux à deux perpendiculaires. Les composantes de \(v\) selon cette base sont les nombres

\[\frac{e_i.v}{\|u\|^2}\]

et nous obtenons une décomposition

\[\mathrm{(2)} \quad \|u\|^2\|v\|^2=(u\cdot v)^2+\sum_{i=2}^n(e_i\cdot v)^2 \]

dans laquelle les carrés sont des polynômes homogènes du premier degré en \(v\). Il est facile de voir que la réciproque est vraie (on suppose ici \(u\neq 0\)) : si (2) est vérifié pour tout \(v\), alors les \(e_i\) sont de longueur \(\|u\|\), perpendiculaires à \(u\) et perpendiculaires entre eux.

Géométriquement, de tels \(e_i\) constituent donc une base de l’espace tangent en \(u\) à la sphère \(\{x\in E| \|x\|=\|u\|\}\). Cela semble anodin mais, d’un certain point de vue, c’est en fait une redoutable contrainte. En effet, d’après un théorème de J. F. Adams, il en résulte que {les seuls cas} où il existe des \(e_i\) vérifiant (2) pour tous \(u, v\) et qui dépendent continûment de \(u\) sont \(n=2\), \(n=4\) et \(n=8\)}!

Cela étant, pour ces valeurs particulières de \(n\), on peut choisir des \(e_i\) linéaires en \(u\), ce qui est beaucoup plus fort que d’être continus. On l’a observé plus haut pour \(n=2\) à l’aide des nombres complexes. Pour \(n=4\) et pour \(n=8\), on peut procéder de la même manière, avec l’algèbre des quaternions et celle des octonions respectivement. Quaternions et octonions possèdent en effet un module qui, à l’instar de la valeur absolue des nombres réels et du module des nombres complexes, est multiplicatif : \(|xy|=|x||y|\); on obtient une décomposition de la forme cherchée en élevant les deux membres de cette égalité au carré, après avoir identifié \(E\) à l’algèbre correspondante au moyen d’une base orthonormée.

L’identité obtenue avec les quaternions exprime le produit de deux sommes de quatre carrés comme une somme de quatre carrés. Avec les octonions, le même phénomène se présente mais pour les sommes de huit carrés.

Ecrire ces identités ici prendrait sans doute trop de place. Au lecteur intéressé je suggérerai de consulter le beau livre {On quaternions and octonions : their geometry, arithmetic and symmetry} de John Conway et Derek Smith, A K Peters, Ltd. 2003 (ISBN 1 56881 134 9). Outre les identités annoncées, il y découvrira une preuve du théorème de Hurwitz selon lequel les seules algèbres réelles, avec unité et possédant un produit scalaire dont la norme est multiplicative sont l’algèbre des nombres réels, et celles des nombres complexes, des quaternions et des octonions.

Le résultat d’Adams auquel il a été fait allusion plus haut est l’objet de son article {Vector fields on spheres} paru en 1962 dans le volume 75 de la revue Annals of Mathematics. Il calcule le nombre maximum \(c_n\) de champs de vecteurs continus sur la sphère unité standard de \(\mathbb{R}^n\) dont les valeurs en chaque points sont linéairement indépendantes : {si \(k\) est la plus haute puissance de \(2\) divisant \(n\) et si \(r\) et \(s\) sont le quotient et le reste par défaut de la division de \(k\) par \(4\), alors \(c_n=2^s+8r-1\).}

Il est facile de voir que \(c_n=n-1\) si, et seulement si, \(n\) vaut \(1\), \(2\), \(4\) ou \(8\). De plus, lorsque \(n\) est impair, \(c_n=0\). Par conséquent, {tout champ de vecteur continu sur une sphère de dimension paire s’annule en un point au moins.} Cette conséquence du théorème d’Adams est connue sous le nom de {théorème de la boule chevelue}.

ÉCRIT PAR

Pierre Lecomte

Professeur - Département de Mathématique de l'Université de Liège.

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