Inséparables

Tribune libre
Publié le 23 octobre 2009

Je vous rassure tout de suite, il ne s’agit pas d’extension de corps, domaine relevant de l’algèbre, de la géométrie algébrique et de la théorie des nombres, et très éloigné de mes préoccupations, mais de la manière dont on fait des mathématiques. Celles qui sont inséparables, ce sont la cognition et l’affectivité. On pourrait croire que les matheux (et les matheuses) sont froids, abstraits, ennuyeux, sans passions, en un mot plus robots qu’humains.

Eh bien, ce n’est pas vrai. Et ce n’est pas vrai pour une raison intrinsèque aux mathématiques : quand on arrive à comprendre quelque chose pour quoi on s’est longtemps battu, on en tire une grande jubilation. Et tant qu’on ne comprend pas, on est frustré, malheureux, parfois dégoûté ou déprimé.

Quand je cherche à comprendre ma manière de faire des maths, je sais d’abord que j’ai besoin d’écrire. Si je me contente de lire un résultat nouveau pour moi, je ne le comprends pas tant que je n’ai pas refait la démonstration pas à pas, au besoin en la modifiant à mon goût. Je sais que s’il n’y a pas de figures ou pas assez de figures, je vais me faire mes figures pour me fabriquer mes représentations visuelles, et ce n’est qu’avec le stylo sur le papier (et si nécessaire un logiciel graphique) que je suis sûre de la qualité de ma représentation, comme si la confrontation avec la réalité de l’image était nécessaire pour assurer sa qualité et sa solidité dans mon cerveau.

Si je pousse plus loin l’introspection, je me rends compte que ce qui compte, c’est le mouvement : le mouvement de l’écriture, le mouvement du dessin, à la main ou sur l’écran, le mouvement de neuf doigts sur le clavier (le pouce droit est feignant). Sans ce mouvement physique, je me souviens mal de ce à quoi je réfléchis, j’envisage beaucoup moins de possibilités.

C’est comme si le mouvement qui va avec l’activité scientifique recélait déjà en lui-même la promesse d’une future jubilation, comme si l’anticipation de la jubilation était déjà elle-même jubilatoire.

En travaillant avec mes étudiants en thèse, je me suis rendu compte que les modes de réflexion des uns et des autres sont tous différents, tous singuliers, mais qu’il n’y a jamais de petit robot sans affects qui ferait des bonnes maths.

Si l’on en croit les thèses de Stanislas Dehaene, développées par exemple dans son livre « Les neurones de la lecture » (Odile Jacob, 2007), la lecture est une compétence récente pour l’humanité, et donc les hommes utilisent pour lire des structures initialement destinées à autre chose.

Mon introspection me dit que j’utilise des moteurs affectifs pour faire des mathématiques, et que parmi ces moteurs, il y a la joie du mouvement, il y a le goût du défi, il y a l’affrontement à une matière dure que j’attaque avec des outils que je fabrique ou que j’adapte parmi ceux qui existent. Oui, les maths ne sont pas matérielles, mais mon attitude affective par rapport aux maths plonge dans les acquis humains du rapport à la matière.

Je ne suis, dans le fond, pas très différente de l’artisan à son établi : il faut que mon résultat soit beau et de bonne facture, qu’il soit solide et fonctionnel, il faut qu’il me plaise et qu’il plaise à ceux qui le liront ou l’utiliseront.

Bel et bon, kalos kagathos comme disaient les anciens grecs : beau pour que je l’aime, bon pour qu’il marche. Affectivité et cognition : inséparables.

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