Dans le roman « Sans dessus dessous » Jules Verne dénonce la puissance d’un complexe militaro-industriel et s’alarme des catastrophes écologiques engendrées par les activités humaines. Ses protagonistes sont un trio d’artilleurs (dont le mathématicien J.-T. Maston), un major de l’X (Alcide Pierdeux 15Lire \(\pi r^2\) , c’est-à-dire la surface d’un disque de rayon \(r\) ) et une veuve millionnaire (Évangélina Scorbitt) amoureuse de monsieur Maston. Le roman est très documenté scientifiquement, en partie pour répondre à une critique de Camille Flammarion qui l’accusait d’établir ses fabulations sur des données inexactes et de glisser, par-ci et par-là, dans ses chapitres des erreurs scientifiques 16Adrian Villart, L’Écho de la Somme, 17 novembre 1889..
Le major de l’X est inspiré d’Albert Badoureau qui précéda à ce titre le grand mathématicien Henri Poincaré, dont les travaux ont certainement inspiré nombre des travaux récompensés par une médaille Fields à Séoul aujourd’hui. Albert Badoureau n’a pas eu la renommée, ni la portée d’Henri Poincaré, mais il fournit à Jules Verne le matériau pour les calculs de J.-T. Maston 17A. Badoureau, Le Titan Moderne, Actes Sud/Ville de Nantes., calculs dont le but est d’évaluer l’énergie nécessaire pour changer l’axe de rotation de la Terre de 23° 18Ce qui est absolument gigantesque et lourd de conséquences difficiles à prévoir ; l’une d’elles, espérée par le trio d’artilleurs, est la fonte des glaces du pôle nord, rendant accessibles ses gisements de houille !. La première erreur de J.-T. Maston est une erreur d’unité : il exprime la circonférence terrestre en kilomètres en croyant le faire en mètres. En fait, dans le roman, cela est dû en partie à l’intervention téléphonique de Madame Scorbitt et en partie à la foudre qui frappe le mathématicien, qui tous deux lui font perdre sa concentration 19On peut déjà trouver matière à commenter dans cette anecdote !.
L’erreur a lieu dans un chapitre consacré aux mathématiques et où Jules Verne évoque la calligraphie des chiffres, des lettres, des lettres grecques, des symboles mathématiques. C’est l’occasion d’évoquer la nationalité, américaine, du mathématicien et son influence sur sa façon d’écrire :
« Quant à ses =, leurs deux traits, rigoureusement égaux, indiquaient, vraiment, que J.-T. Maston était d’un pays où l’égalité n’est pas une vaine formule, du moins entre types de race blanche »
La question de l’égalité des races, au travers notamment de la biométrie, a largement occupé les contemporain(e)s de Jules Verne 20Voir par exemple Stephen J. Gould, La Mal-mesure de l’homme, Ed. Odile Jacob, 1997.. La question de l’égalité des sexes est sans aucun doute moins présente dans leurs écrits et la représentation des femmes chez les scientifiques 21La description que fait S. J. Gould de Francis Galton, cousin de Charles Darwin et un des pionniers de la statistique descriptive, dans le livre précité, a de quoi faire frémir ! Une des applications qu’il trouvait aux statistiques était de classer les pays selon la beauté de leurs femmes. On lui préférera légitimement les usages qu’en a fait Florence Nightingale, infirmière et également pionnière des statistiques. ou dans les romans y est pour le moins sexiste. On a parlé ici de Flatland d’Edwin A. Abbott, où est décrite une société bi-dimensionnelle peuplée de polygones réguliers. Dans cette société la noblesse s’évalue par le nombre de côtés : du triangle soldat au cercle prêtre. La femme y est représentée par un segment : dangereuse comme une épingle pour un ballon de baudruche et inadaptée à la vie spirituelle de par sa conformation.
Si j’ai voulu parler de « Sans dessus dessous », c’est aussi parce que Jules Verne commence très fort son roman par cet incroyable échange :
« Ainsi, monsieur Maston, vous prétendez que jamais une femme n’eût été capable de faire progresser les sciences mathématiques ou expérimentales ?
– À mon extrême regret, j’y suis obligé, mistress Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu’il y ait eu ou qu’il y ait quelques remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j’en conviens très volontiers. Mais, étant donné sa conformation cérébrale, il n’est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton !
– Oh ! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de notre sexe…
– Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes !
– Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVIIe siècle ?
– En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme n’aurait eu d’autre idée… que de la manger… à l’exemple de notre mère Ève !
– Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations…
– Toute aptitude ?… Non, mistress Scorbitt ! Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote, d’Euclide, de Kepler, de Laplace, dans le domaine scientifique.
– Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablement l’avenir ?
– Hum ! Ce qui ne s’est point fait depuis des milliers d’années ne se fera jamais… sans doute ! »
Jules Verne fait probablement référence ici à Sofia Kovaleskaya, mathématicienne russe et dont André Weil (un des fondateurs du groupe Bourbaki) a dit qu’elle était une mathématicienne à deux idées… par opposition à la plupart des mathématicien(ne)s qui n’ont généralement qu’une seule idée durant leur vie 22Mot d’André Weil qui a inspiré le titre de ce billet à travers l’opposition entre une mathématicienne à deux idées et un mathématicien à deux erreurs… !. Il y aurait beaucoup à dire sur l’image de la pomme, mais je préfère consacrer le reste de ce billet à la seconde erreur de J.-T. Maston. Sa dernière assertion n’est pas sans rappeler le désaccord apparent entre Ludwig Boltzman et Henri Poincaré, entre la flèche du temps, et son lot de phénomènes irréversibles, et la récurrence des états d’un système dynamique : ce qui a déjà eu lieu se reproduira-t-il à l’infini ? Au contraire, ce qui n’a jamais eu lieu ne se produira-t-il jamais ? Ce que l’on n’observe jamais est-il impossible ou juste improbable ?
L’assertion qui fait de la Nature la responsable d’un certain ordre des choses a de quoi rassurer celui qui ne veut pas faire l’effort d’y réfléchir trop longtemps : pourquoi y a-t-il si peu de femmes scientifiques connues dans l’histoire ?
Certains noms ont tout de même acquis une certaine notoriété. L’antiquité nous a légué Hypathie d’Alexandrie 23Héroïne du film Agora, qui n’a guère de fondements historiques. et la mythique Théano de Crotone 24Mythique, mais pas beaucoup plus que Pythagore dont elle aurait été l’initiatrice.. Il est vrai qu’on ne sait pas grand chose sur elles, mais que sait-on réellement d’Euclide ? Puisque Jules Verne évoque Newton et Kepler, on pourrait citer Maria Agnesi 25Étrangement surnommée la Sorcière, suite à une erreur de traduction., auteure d’un « Bréviaire des étudiants en mathématiques et en physique » et première à unir les notations de Leibniz et Newton, Émilie du Châtelet, traductrice de Newton, ou encore Mary Fairfax Sommerville, auteure de « The mechanisms of heaven ».
Le refus par M. Agnesi du poste qu’on lui offrait à l’université en Italie pourrait conforter les tenant(e)s de l’ordre naturel, d’autant que ce refus a probablement comme origine des raisons d’ordre familial. Il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !
Au moment où Jules Verne publie « Sans dessus dessous », Grace Chisholm réussit les examens de Cambridge (mathematical Tripos) et d’Oxford (final honours), sans obtenir le droit d’y poursuivre ses études du fait de son sexe. Après avoir obtenu son doctorat en Allemagne sous la direction de Felix Klein, elle rentra en Angleterre et se maria avec William Young. Ensemble ils eurent des contributions majeures dans le domaine de la théorie des fonctions (dont la formule de Taylor-Young). La plupart des articles attribués à William Young sont en fait des collaborations. Grace tapait ses articles, complétait les démonstrations et corrigeait les erreurs. En sus de ses travaux mathématiques, elle accomplit des études de médecine (qu’elle arrêta juste avant l’internat), maîtrisa six langues, apprit la musique à ses six enfants et écrivit l’un des premiers livres pour enfants à être reproduit.
Un peu plus tard Emmy Noether dut enseigner quatre ans à Göttingen sous le nom de David Hilbert, après avoir travaillé sept ans bénévolement à l’Institut de Mathématiques d’Erlangen. Et pourtant quelques mois avant sa mort, le mathématicien Norbert Wiener écrivit
« Mademoiselle Noether est […] la plus grande mathématicienne qui a jamais vécu, et la plus grande femme scientifique vivante, tous domaines confondus, et une savante du même niveau, au moins, que Madame Curie. »
Une contemporaine de Noether, qui suivit les cours de Boltzmann, Lise Meitner, fut citée trois fois pour le Prix Nobel sans jamais l’obtenir. Elle aussi travailla longtemps sans être payée, reléguée dans les sous-sols de l’institut en raison des réticences de son directeur quant à la présence d’une femme. Lise Meitner s’opposa également à Otto Hahn et Werner Heisenberg, leur reprochant leur résistance passive face au nazisme.
La liste pourrait encore s’allonger et il est difficile de faire semblant que tout cela appartient au passé. Parmi les remèdes que l’on peut essayer face à cette situation, il y a les diverses actions de Femmes et Mathématiques 26Et j’en profite pour rendre un hommage tout particulier à Véronique Slovacek-Chauveau. en direction des jeunes filles, mais le chemin est long et ardu. On peut lire les témoignages de Michèle Vergne, de Michelle Schatzman ou de Barbara Schapira, par exemple. Car il reste que les différentes femmes auxquelles les jeunes scientifiques peuvent tenter de s’identifier sont les héritières de Grace Chisholm : tout simplement impressionnantes tant elles sont capables de mener plusieurs vies à la fois, comme par exemple Claire Voisin ou Laure Saint-Raymond… à en croire que les grands mathématiciens « ordinaires » sont tous des hommes, les femmes se devant d’être en plus extraordinaires.
Je pense qu’il appartient aussi aux collègues masculins de prendre conscience de cette situation qui n’a rien de naturel. C’est vrai dans le monde de la recherche, comme en témoignait Michelle Schatzman, mais aussi dans l’enseignement supérieur, en classes préparatoires etc. Le récent film d’Olivier Peyon « Comment j’ai détesté les maths ? » 27Ce titre n’a pas plu à tout le monde, mais il a fini par me plaire, notamment grâce à l’interprétation que j’en donne ici : c’est à chacun(e) de savoir comment il en est arrivé à détester les maths ! propose à ses spectateurs et spectatrices un itinéraire sur cette question. Quant à moi la quasi-absence de mathématiciennes dans le film m’a permis de réaliser à quel point cet épineux problème de la représentativité des femmes dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur, et spécialement en maths, est au cœur de mon malaise 28Même si j’aime les maths !.
Aussi j’espère que l’attribution de la médaille Fields à Maryam Mirzakhani aura un effet à long terme, que bientôt la liste des médaillées sera longue et que le futur regardera la période avant 2014 comme « préhistorique ». J’espère surtout qu’au-delà du symbole c’est d’une transformation profonde dont augure cette récompense.