
(Cet article, écrit en 2006, est issu de la version papier d’Images des mathématiques.)
Jacques-Louis Lions était un homme d’une stature exceptionnelle, chaleureux, profondément humain, pragmatique, doté d’une efficacité et d’un charisme hors du commun. C’était un très grand mathématicien qui a eu, en France et dans le monde, un impact profond sur le développement des mathématiques appliquées, domaine dans lequel il a créé une école qui travaille toujours sur les pistes qu’il a ouvertes.
L’adolescence de Jacques-Louis Lions ne fut pas commune : à quinze ans il s’engagea dans la résistance, dans les Forces Françaises de l’Intérieur (F.F.I.), fait qu’il rappelait souvent et qui a certainement contribué à modeler le caractère de l’homme.
Frais émoulu de l’Ecole Normale Supérieure (ENS), il partit avec son condisciple Bernard Malgrange travailler à Nancy sous la direction de Laurent Schwartz qui venait de mettre au point la théorie des distributions et d’obtenir pour cela la médaille Fields. Il y prépara sa thèse d’état et ce fut le début d’une suite impressionnante de travaux mathématiques.
Les recherches de Jacques-Louis Lions furent, au début, de nature théorique, axées sur l’utilisation systématique des distributions dans l’étude et la résolution des équations aux dérivées partielles (edp). La caractéristique fondamentale de ces travaux est l’étude approfondie des espaces fonctionnels adaptés à la résolution d’un problème donné. Pour les problèmes elliptiques, ce sont les espaces de Sobolev, introduits auparavant par Serguei Sobolev et l’école russe, et aussi de façon implicite par Jean Leray en France. Leur étude conduisit Jacques-Louis Lions aux problèmes de traces puis à la théorie de l’interpolation des espaces de Banach où il introduisit plusieurs concepts nouveaux (dont la méthode des traces, la méthode holomorphe et la méthode des moyennes).
Très vite, Jacques-Louis Lions comprit que la méthode théorique de résolution des edp qu’il employait pouvait être étendue à des méthodes d’approximation des solutions permettant de les calculer sur des ordinateurs. La philosophie est d’approcher les espaces fonctionnels adaptés par des sous-espaces de dimension finie et de conserver ainsi la structure du problème, et non plus d’approcher les opérateurs différentiels eux-mêmes (comme le fait la méthode des différences finies qui, en simplifiant, remplace une dérivée par un quotient différentiel). Les problèmes ainsi approchés en dimension finie se prêtent directement au traitement sur ordinateur via la résolution de systèmes linéaires de grande taille.
C’est là un exemple fascinant de progressions simultanées de la pensée mathématique théorique d’une part, et du développement et de l’utilisation pratique des ordinateurs d’autre part, rencontre féconde qui permit des avancées impressionnantes sur l’approximation numérique des solutions des edp. Cette approche changea les stratégies de résolution des edp et des méthodes de calcul, et les bouleversa complètement : recherche et étude des espaces fonctionnels adaptés ; recherche des propriétés qualitatives des solutions (existence, unicité, régularité, …) ; recherche (basée sur l’étude théorique) de méthodes d’approximation des espaces fonctionnels débouchant sur des calculs (et sur des méthodes de calcul) en dimension finie.
Une fois cette philosophie adoptée, de vastes chantiers s’ouvraient pour étudier :
- les problèmes d’edp linéaires, de manière systématique ;
- l’approximation numérique de ces problèmes ;
- les problèmes d’edp non linéaires ;
- les problèmes du calcul des variations et les problèmes de contrôle des edp, sous les aspects les plus variés (contrôle optimal, contrôlabilité, …) ;
- des questions comme les perturbations singulières, l’homogénéisation, etc.
Jacques-Louis Lions a laissé un grand nombre de travaux mathématiques de très haute qualité qui ont été publiés dans de grands journaux mathématiques (on pourra par exemple en trouver des présentations dans 1P.G. Ciarlet, Jacques-Louis Lions (1928-2001), Matapli (bulletin de la SMAI), 66 (octobre 2001), pp. 5–16. , 2R. Temam, Jacques-Louis Lions, Notices of the AMS, 48 (11) (December 2001), pp. 1315–1320. et 3E. Magenes, Ricordo di Jacques Louis Lions, Notiziario UMI, juin 2001.. L’essentiel en a été repris récemment dans ses Œuvres choisies 4A. Bensoussan, P.G. Ciarlet, R. Glowinski & R. Temam, éditeurs, F. Murat & J.-P. Puel, coordinateurs, Œuvres choisies de Jacques-Louis Lions. Volume I : Equations aux dérivées partielles, Interpolation (740 pages), Volume II : Contrôle, Homogénéisation (874 pages), Volume III : Analyse numérique, Calcul scientifique, Applications (828 pages). EDP Sciences, Paris, 2003., mais figure déjà dans ses livres (une vingtaine) dont la plupart sont devenus de grands classiques connus sous des noms raccourcis : « Lions-Magenes » 5 J.-L. Lions & E. Magenes, Problèmes aux limites non homogènes et applications, volumes 1, 2 et 3, Dunod, Paris, 1968., « Lions non linéaire » 6J.-L. Lions, Quelques méthodes de résolution des problèmes aux limites non linéaires, Dunod et Gauthier-Villars, Paris, 1969., « Contrôle optimal » 7J.-L. Lions, Contôle optimal de systèmes gouvernés par des équations aux dérivées partielles, Dunod et Gauthier-Villars, Paris, 1968., « Duvaut-Lions » 8G. Duvaut & J.-L. Lions, Les inéquations en mécanique et en physique, Dunod, Paris, 1972., « Bensousssan-Lions-Papanicolaou » 9A. Bensoussan, J.-L. Lions & G. Papanicolaou, Asymptotic analysis for periodic structures, North-Holland, Amsterdam, 1978., « Contrôlabilité » 10J.-L. Lions, Contrôlabilité exacte, perturbations et stabilité. Tome 1 : contrôlabilité exacte, Collection RMA, Masson, 1988.… La plupart d’entre eux ont été traduits en anglais, en espagnol et en russe, et certains en chinois !
Outre ses propres travaux, Jacques-Louis Lions a ouvert des pistes particulièrement fructueuses qui ont été suivies ou poursuivies par le « groupe » (comme il aimait l’appeler) de ses très nombreux élèves et collaborateurs. Ses cours lumineux et ouverts, en particulier ses cours de Dea, puis ses cours au Collège de France, ses conférences qui donnaient aux auditeurs le sentiment d’être intelligents, étaient pour lui une occasion d’ouvrir et de développer ces nouvelles voies. Il débutait souvent ses exposés par la présentation d’un exemple modèle qui contenait les difficultés principales et lui permettait d’exposer la méthode de résolution, méthode qu’il cherchait toujours robuste et susceptible de nombre de variations à adapter selon les difficultés propres de chaque cas ; il entraînait ainsi continuellement ses auditeurs sur de nouvelles pistes et vers de nouveaux problèmes.
On peut citer ainsi les très nombreux et importants travaux numériques entrepris dans son sillage sans que lui-même ait jamais travaillé directement sur un ordinateur, ou encore par exemple les travaux en mécanique des structures et en mécanique des fluides, sur les problèmes de la physique mathématique, sur la neutronique, sur l’homogénéisation ou la controlabilité exacte ou approchée entrepris à la suite de ses cours et de ses livres.
Jacques-Louis Lions a su reconnaître les formidables nouvelles possibilités qu’offrait le développement des ordinateurs et il s’est aperçu qu’il avait dans les mains (et dans la tête !) un outil mathématique qui lui permettait de tirer partie de l’outil technologique. Enfin, outre les qualités d’un grand scientifique, il avait les qualités d’un grand homme et une personnalité rayonnante et attachante qui a fait l’admiration continuelle de tous ceux qui ont travaillé avec lui ou qui l’ont côtoyé.
Post-scriptum
Article édité dans sa version papier par Étienne Ghys et Jacques Istas.
14h56
Cet article mystificateur ne fait pas la moindre allusion aux fonctions gouvernementales (INRIA et direction du CNES)occupées par Lions. Couvrez ce sein que je ne saurais voir ?
A défaut de mieux, on peut lire Amy Dahan Dalmedico, Jacques-Louis Lions un mathématicien d’exception : entre recherche, industrie et politique (La Découverte, 2005).
Roger Godement