Jardins et contes au Bois-Marie

Actualité
Écrit par Pierre Pansu
Publié le 18 avril 2013

Le jeudi 21 mars, l’Institut des Hautes Études Scientifiques fêtait Pierre Deligne, récipiendaire du prix Abel 2013. Comme l’a rappelé son Excellence Monsieur Tarald O. Brautaset, ambassadeur de Norvège, le prix Abel a été établi en 2002 par l’académie de Norvège.

Le premier récipiendaire du prix (c’était en 2003), Jean-Pierre Serre, a raconté en des termes pleins d’humour les circonstances dans lesquelles il a pris connaissance du résultat le plus marquant de Deligne, celui qui lui a valu la médaille Fields en 1978. Il s’agit de la résolution des conjectures de Weil.

Il y a un peu plus de 40 ans, j’étais dans une clinique et j’allais être opéré d’un tendon que j’avais abîmé dans une mauvaise chute à Fontainebleau. Je téléphone à Deligne pour lui raconter ce que j’étais en train de faire. Il m’écoute gentiment, puis, de sa petite voix, il ajoute : « Tu sais, je crois que j’ai démontré les conjectures de Weil », et il m’explique comment. C’était lumineux. Je suis parti tout heureux vers la table d’opération, et le lendemain, quand les Raynauds sont venus me rendre visite, je leur ai raconté le principe de la démonstration.

Quelques années plus tard, à l’occasion du prix Crafoord, on m’a demandé de parler quelques minutes sur les travaux de Deligne – en présence du roi et de la reine de Suède, et aussi de nombreux mathématiciens. Après quelques généralités, j’en suis venu à la phrase (l’unique phrase) que j’avais préparée. C’était celle-ci : « Vu l’occasion, vous vous attendez sans doute à ce que j’explique la démonstration des conjectures de Weil (sourires amusés chez les mathématiciens) ? Eh bien, je vais essayer ». Ahurissement des mathématiciens ! Et je l’ai fait : j’ai dessiné au tableau quelque chose, en forme de pomme de terre, qui était censée être une variété algébrique, je l’ai coupée en tranches, et j’ai expliqué que tous les prédécesseurs de Deligne avaient vainement essayé un raisonnement par récurrence, où, à partir des vertus des tranches, on obtient celle de la variété. L’idée de Deligne a été au contraire de descendre : si la variété est « bonne », ses tranches ne sont pas « mauvaises » par plus d’une unité ; de plus on dispose d’une méthode par laquelle, si la « mauvaiseté » d’une tranche est \(x\) , on peut fabriquer un exemple de mauvaiseté \(2x\). On voit ainsi que \(x\) est au plus \(1/2\) ; en recommençant le nombre de fois qu’il faut, on voit que \(x\) doit être \(0\), et l’on a gagné.

Je ne suis pas sûr que ce découpage de pommes de terre ait été très convaincant. J’aurais mieux fait de m’exprimer en termes de contes de fées : un jardin mystérieux, mais fermé ; des tentatives – vaines – avec de grosses clés ; le héros arrive avec une petite clé, et il essaie trois fois ; à la troisième, succès ! Depuis, nous nous promenons librement dans ce jardin merveilleux. Bien sûr, il y a d’autres portes, et d’autres jardins, que nous ouvrirons un jour. Mais, ce jardin-là, c’est lui qui nous l’a ouvert. Merci, Deligne.

La réponse de Deligne a été très courte :

Toute ma vie, j’ai eu énormément de chance. Quand j’étais au lycée, un professeur m’a donné le Bourbaki de théorie des ensembles, il m’a mis en contact avec Tits. Les gens de l’université de Bruxelles ont été très gentils, ils m’ont envoyé chez Grothendieck et Serre qui m’ont accueilli de façon extraordinaire, pleins d’idées et de discussions. J’ai bien profité de l’IHÉS (il y a été professeur de 1970 à 1984), à une époque où les tracasseries administratives étaient moindres. On ne demandait pas aux gens de déclarer à l’avance ce qu’ils allaient trouver. A Princeton, l’utilité de la recherche inutile était reconnue. A toutes ces personnes et institutions, merci.

À la page de la Simons Foundation on trouvera une longue interview de Deligne, où cet homme discret développe plusieurs aspects de sa vie, de son métier et de sa conception des mathématiques. On y retrouve l’ambiance simple et accueillante qui a été celle de cette première soirée de printemps au Bois Marie.

ÉCRIT PAR

Pierre Pansu

Professeur - Université Paris-Saclay

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