Je lis Moby-Dick. Je l’ai déjà lu au moins deux fois. Je lis la traduction de Philippe Jaworski de Moby-Dick (la plus récente, celle de l’édition en Pléiade). Et ça, c’est la première fois.
Je me souviens que je n’écris pas une critique littéraire, ni un compte rendu de lecture, mais un billet pour Images des mathématiques.
Je lis Moby-Dick, je suis une lectrice. Au chapitre XCVI, Melville décrit le nettoyage des chaudières du navire baleinier, et :
Et bien des entretiens confidentiels se déroulent par-dessus les rebords de fer quand deux hommes sont occupés à astiquer les cuves côte à côte, chacun dans la sienne. L’endroit est également propice aux plus profondes méditations mathématiques. C’est dans la chaudière de gauche du Pequod, ma pierre de lard dessinant autour de moi des cercles diligents, que je fus pour la première fois frappé indirectement par le fait très remarquable qu’en géométrie, tous les corps qui glissent sur une cycloïde, ma pierre de lard, par exemple, tomberont de n’importe quel point en un temps absolument égal.
Ce commentaire arrive ici un peu comme un cheveu dans la marmite de graisse de baleine, non ? Le livre est encyclopédique et Melville a lu beaucoup avant de l’écrire, en l’écrivant. Qu’a-t-il bien pu lire, avec quel mathématicien a-t-il été en contact ? Qui lui a parlé de cette propriété de la cycloïde, qu’il n’a certainement pas découverte en nettoyant le fourneau ?
Une cycloïde, c’est la courbe que décrit un point rouge sur une circonférence qui roule sans glisser sur une droite (comme sur la figure).
La propriété de la cycloïde à laquelle Melville fait allusion est le fait que « la cycloïde est tautochrone » (on dit aussi isochrone). En termes plus clairs : vous lâchez une bille d’un point d’un arc \(AB\) de cycloïde. Disons qu’elle arrive en \(B\) en une seconde. Eh bien, si vous recommencez à partir de n’importe quel autre point de ce même arc, votre bille mettra une seconde pour arriver en \(B\) (évidemment, pas avec la même vitesse, plus vite si elle est partie de plus haut !). Sur la figure, la bille bleue et la bille jaune, parties en même temps, l’une de \(A\) et l’autre de \(C\) arriveront en même temps en \(B\).
Cette propriété a été découverte, d’abord, par Huygens (astronome et mathématicien néerlandais du XVIIe siècle)… qui cherchait à faire des horloges qui donnent l’heure juste sur un bateau : la fréquence du pendule d’une horloge ordinaire dépend de son amplitude, qui peut varier beaucoup (avec l’amertume) sur un navire glissant sur les gouffres amers. Connaître l’heure avec précision est indispensable pour déterminer sa longitude (relire l’Ile mystérieuse pour s’en convaincre) et donc sa position. Si la bille du pendule est astreinte à se déplacer sur un arc de cycloïde (plutôt que sur un arc de cercle), sa période sera la même, quel que soit le point d’où elle part 4Pour forcer la bille du pendule à adopter cette trajectoire, Huygens a utilisé une autre propriété de la cycloïde : sa développée est aussi une cycloïde. Pour une illustration animée, vous pouvez consulter ceci..
Il n’est donc pas impossible que Melville ait lu cette remarque sur la cycloïde tautochrone dans un des ouvrages de marine qu’il a consultés.
Si d’aventure on avait trouvé pédante la précision sur la traduction dont je parle ici 5Quant à ceux qui prétendent ne pas lire de traduction, je leur propose l’expérience (dans mon cas, elle fut mortifiante) de lire quelques pages du texte original de Melville, avec tous ses termes techniques. Le passage en question est tout de même assez facile à lire, le voici : It is a place also for profound mathematical meditation. It was in the left hand try-pot of the Pequod, with the soapstone diligently circling round me, that I was first indirectly struck by the remarkable fact, that in geometry all bodies gliding along the cycloid, my soapstone for example, will descend from any point in precisely the same time., que l’on veuille bien lire ce que l’on trouve dans la traduction la plus répandue, celle dite « de Giono » (et que l’on trouve en Folio) :
C’est aussi un endroit propice aux profondes méditations mathématiques. Ce fut dans la bouilloire de gauche du Péquod, avec la pierre de lard tournant rapidement autour de moi, que je fus frappé indirectement par le fait remarquable, qu’en géométrie, tous les corps qui glissent le long d’un cylindre (une pierre de lard, par exemple) descendraient de n’importe quel point dans un même laps de temps.
D’après Nyssen 6Hubert Nyssen, communication à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, le 10 janvier 2004, sur http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/nyssen100104.pdf, le texte de Giono est le troisième temps de la traduction :
Giono avait demandé à Joan Smith de faire une traduction littérale qu’il confia ensuite à son vieil ami Lucien Jacques pour que celui-ci en rédigeât une qui fut plus lisible, plus fluente. Et c’est à partir de celle-là que Giono aurait entrepris, non plus de traduire, mais en quelque sorte de récrire Moby Dick.
L’un a-t-il décidé qu’un « cylindre » était plus « fluent » qu’une cycloïde ? Ou un autre qu’il était plus « littéraire » ? Je laisse les spécialistes trancher la question. Toujours est-il que celui-là a fait écrire un énoncé mathématique faux à Melville…