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La chaire Poincaré est une innovation de l’Institut du même nom. Le financement provient de la Fondation Clay, qui a mis à prix plusieurs « problèmes du millénaire » en 2000. Le premier de ces problèmes à avoir été résolu est la conjecture de Poincaré. Le récipiendaire, Gregori Perelman, ayant refusé le prix, la Fondation Clay en a mis le montant à la disposition de l’Institut Henri Poincaré.
Chaire perchée ? Depuis que les universitaires n’ont plus à se percher sur des chaires pour s’adresser à leur public, le terme a un sens figuré : celui d’emploi de professeur dans une discipline précise. Par exemple, on parle de la chaire d’équations différentielles et systèmes dynamiques du Collège de France, détenue par Jean-Christophe Yoccoz. Une institution peut ouvrir une chaire à titre temporaire, en vue de faire venir un grand savant pendant quelques mois. On a ainsi vu fleurir ces dernières années dans plusieurs pays des concours baptisés chaires, où une institution met au concours un ou plusieurs emplois temporaires (typiquement, d’une durée de 6 mois) pour constituer une rotation régulière de visiteurs de longue durée qui s’engagent à animer la vie scientifique par l’organisation de colloques, de cours, de séminaires. Je signale la Chaire Jean Morlet du Centre International de Rencontres Mathématiques de Luminy. La chaire Henri Poincaré de l’IHP suit le même modèle : chaque année, deux personnes seront invitées, chacune pour 6 mois. Les premiers récipiendaires sont Denis Auroux (MIT, Cambridge, Massachussetts, USA) et Ivan Corwin (Columbia, New York, USA).
Chaire de printemps J’ai croisé Ivan Corwin qui vient de s’installer à l’IHP pour 3 mois. 3 mois ? Mais le contrat est de 6 mois ! En effet, Ivan a été autorisé à scinder son séjour en deux périodes de 3 mois, ce printemps et au printemps prochain. Il n’est pas si facile à un universitaire de se libérer de ses obligations. Pour un américain, s’absenter de mai à juillet est plus simple que de quitter son institution d’origine pour un semestre. En contrepartie, Ivan va fournir pendant ces deux périodes une activité intense, à l’IHP (cela commence par un grand colloque international, du 26 au 31 mai) en France (colloque à Toulouse bientôt) et en Europe (nombreux déplacements prévus dans les semaines qui viennent).
Pourquoi venir à l’IHP ? Pour Ivan, l’IHP, c’est le lieu où mathématiciens et physiciens se rencontrent. Or son sujet est à cheval entre les deux disciplines, il est d’ailleurs représenté en France davantage en physique qu’en mathématiques, et les collaborateurs français d’Ivan sont physiciens (Pierre Le Doussal and Victor Dotsenko) autant que mathématiciens (Sandrine Péché). Ivan n’a pas fait d’études poussées en physique. Néanmoins, pour lui, parler avec les physiciens est naturel (ses deux frères sont physiciens) et enrichissant car l’origine physique des modèles est une source d’inspiration. L’autre motif qui a convaincu Ivan de venir s’installer à Paris, c’est la qualité des étudiants : pour lui, Paris a la plus grande concentration de très bons étudiants au monde. Il a l’intention de convaincre des étudiants français de s’intéresser à son sujet.
Mais de quoi s’agit-il ? Ivan est passé maître dans l’art d’utiliser de l’algèbre sophistiquée pour étudier de façon approfondie des modèles probabilistes suggérés par la physique. A première vue, ces modèles ont une apparence innocente. Le plus ancien s’appelle TASEP : le processus aléatoire auto-évitant totalement asymétrique. Imaginez une infinité de nénuphars alignés. Sur certains d’entre eux, une grenouille (voir figure, les grenouilles sont vues de dos).
Chaque grenouille attend un certain temps (qu’elle choisit au hasard suivant une loi exponentielle), puis saute sur le nénuphar qui est à sa droite, à condition qu’il soit libre (si ce nénuphar est occupé, la grenouille renonce à sauter). Au départ, la moitié des nénuphars sont occupés : les nénuphars numéros \(-1,-2,-3\)… sont occupés. Allez regarder des simulations sur le site de Patrik Ferrari. On se demande combien de grenouilles différentes seront passées sur le nénuphar 0 au bout d’un temps \(t\). En première approximation, il y en a \(t/4\) (la grenouille de tête a fait environ \(t\) sauts, la suivante un peu moins car la grenouille de tête l’a gênée, etc… on montre que la densité de grenouilles est une fonction affine de la position entre \(-t\) et \(t\), ce qui donne \(t/4\) grenouilles à droite de \(0\)). Comme on veut être plus précis, on s’intéresse à la différence entre le nombre \(N(t)\) cherché et \(t/4\). On constate que \(N(t)-t/4\) est de l’ordre de \(t^{1/3}\). De plus, lorsque \(t\) est grand, la loi du quotient \(\frac{N(t)-t/4}{t^{1/3}}\) est proche d’une loi classique, celle de la plus longue sous-suite croissante d’une permutation tirée au hasard 1Voir à ce propos la conférence de Valentin Féray. Tirer une permutation de \(n\) lettres au hasard, c’est la choisir selon la probabilité uniforme, qui donne la probabilité \(1/n!\) à chaque permutation.. Pour le lecteur savant, cette loi, dite de Tracy-Widom, est aussi celle de la plus grande valeur propre d’une matrice hermitienne à coefficients gaussiens 2Il s’agit là encore d’une distribution de probabilité, continue cette fois : la loi gaussienne sur \(\mathbb{R}^{n^2}\) euclidien, qu’on identifie à l’espace vectoriel des matrices hermitiennes de taille \(n\), muni du produit scalaire \(\mathrm{Trace}(MN)\)..
La parenté entre grenouilles, permutations et matrices ne saute pas aux yeux, il y a derrière un mécanisme algébrique, et c’est ce mécanisme caché qui intéresse Ivan. Les modèles probabilistes qui possèdent ce genre de symétrie cachée s’apparentent aux modèles déterministes connus sous le nom de systèmes intégrables. Ils sont rares mais intéressants. Le plus ancien des systèmes intégrables est le mouvement d’une planète autour du Soleil. Dès qu’il y a deux planètes, l’intégrabilité est perdue.
Ivan Corwin donnera bientôt à Paris une conférence destinée aux lycéens. Parisiens, soyez vigilants.
Post-scriptum
Merci aux nombreux relecteurs, Bourrigan, Grégoire Dubost, Flandrin, Vernicos, Vic20.
Article édité par Pansu, Pierre
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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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