La concurrence des anciens

Tribune libre
Publié le 19 décembre 2008

Dans son billet du 10 décembre, Étienne Ghys expliquait les limites du « facteur d’impact » pour évaluer les journaux mathématiques, en particulier le temps (beaucoup plus long que les deux années utilisée pour calculer cet indice) pendant lequel les articles mathématiques sont lus, exploités et cités. Pour insister sur ce point, laissez-moi vous raconter une anecdote vécue récemment.

Il y a quelques mois, je me suis intéressé à une question de mathématiques qui me semblait jolie et naturelle. J’y réfléchis un peu, je cherchai un peu sur MathSciNet 4un site très utile qui décrit la presque totalité des articles de recherche en mathématiques pures écrits depuis quelques dizaines d’années si la réponse avait été publiée quelque part. Je fus assez content de ne rien y trouver : la question semblait nouvelle, et je m’y attelai un peu plus sérieusement.

Au bout d’un moment, doutant malgré tout que personne n’ait eu l’idée de se poser cette question avant moi, je me replongeai dans la bibliographie. Et là, de fil en aiguille, en remontant le temps au gré des citations trouvées dans des livres et des articles traitant de sujets proches, je finis par en trouver la réponse, écrite noir sur blanc.

Jusque là, rien de surprenant : ce n’est pas la première fois qu’une question que j’aime bien se révèle déjà résolue. La particularité est que celle-ci l’avait été 136 ans avant que je me la pose ! La réponse se trouvait en effet dans un article de Camille Jordan, publié dans le Journal de mathématiques pures et appliquées en 1872. Cet exemplaire de l’article n’avait jamais été consulté : il m’a fallu en couper les pages. 5Pas de vandalisme là-dedans : les vieux ouvrages étaient imprimés sur de grandes feuilles qui étaient ensuite pliées et reliées entre elle ; pour les ouvrir il fallait donc couper les pages le long des pliures.

Si un jour j’arrive à ajouter un résultat intéressant à celui de Jordan, et qu’il donne lieu à une publication, la bibliographie remontera donc jusqu’au dix-neuvième siècle. 6Ce qui améliorerai nettement mon record actuel : le plus vieil article que j’ai cité dans mes travaux date de 1921. Cette citation n’aura, par contre, pas beaucoup d’influence sur la carrière de ce très éminent mathématicien.

ÉCRIT PAR

Benoît Kloeckner

Chercheur associé - Laboratoire d’Analyse et de Mathématiques Appliquées - Université Paris-Est Créteil Val de Marne

Partager