La France est-elle victime de son système électoral ?

Tribune libre
Publié le 22 juin 2024

Emmanuel Macron est-il imprudent… ou prisonnier du scrutin à deux tours ? Nous vous proposons une analyse des anomalies de ce système électoral, analyse qui fournit une perspective rationnelle sur une situation qui, elle, semble irrationnelle.

Nous devons d’abord examiner plusieurs paradoxes du scrutin à deux tours, lequel ne respecte pas les critères attendus a minima d’un bon mode de scrutin. Certes, ce système garantit l’anonymat des électeurs, traite les candidats de manière équitable, respecte la règle majoritaire – un candidat est élu s’il obtient in fine la majorité des suffrages – et permet à tous les électeurs d’exprimer, en partie, leurs préférences. Certes, et c’est bien le moins. Mais il viole par ailleurs deux propriétés essentielles: l’indépendance aux alternatives non pertinentes et la monotonie3La seconde supposant la première, d’ailleurs.. Pour illustrer l’absence de respect de l’indépendance aux alternatives non pertinentes, rappelons l’élection présidentielle d’avril 2002, où Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac se sont qualifiés pour le second tour. À l’époque, les critiques se sont unanimement dirigées contre Christiane Taubira (2.3% au premier tour) et Jean-Pierre Chevènement (5.3%), accusés d’avoir maintenu leur candidature et d’avoir empêché Lionel Jospin, en lui prenant quelques points, de se qualifier pour le second tour. Aucun média n’a jugé bon de critiquer le scrutin à deux tours, inscrit dans la Constitution, bien que cette faiblesse en soit la cause. Presque systématiquement, ce système désigne comme vainqueur un candidat qui perdrait au second tour s’il s’y trouvait opposé à un autre candidat éliminé au premier tour. Ces phénomènes sont bien connus des mathématiciens, et ce depuis plus de deux siècles. Le premier de ceux-ci fut Condorcet, qui a publié en 1785 dans les Comptes rendus de l’Académie royale des sciences un article remarquable intitulé « Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix ». Cet article fondait ce que l’on appelle aujourd’hui la mathématique sociale.

On notera l’intelligence stratégique de Jacques Chirac, redoutable acteur de la scène politique, qui en 2002 n’a pas mené une campagne trop à droite. En effet, s’il avait attiré à lui des voix allant à Jean-Marie Le Pen, il eût risqué de se retrouver au second tour face à Lionel Jospin, donné gagnant dans un duel Chirac-Jospin. Si le candidat Chirac avait eu plus de soutiens qu’il n’en a eus, en particulier venus des électeurs de J.-M. Le Pen, il aurait perdu l’élection ! Perdre avec plus de soutiens une élection qu’on eût gagné avec moins, cela s’appelle une violation de monotonie.

Le deuxième paradoxe du scrutin à deux tours à l’œuvre dans la vie politique française est qu’il élimine presque systématiquement au premier tour le candidat qui battrait n’importe quel adversaire dans le duel du second (un tel vainqueur s’appelle un « vainqueur de Condorcet »). Ce résultat est une conséquence du théorème de Duncan Black, dit théorème de l’électeur médian. Ce théorème assure que si la vie politique est organisée suivant un axe Gauche-Droite4Ce qui a longtemps été le cas en France, par exemple. Mais cet axe devient fictif quand l’orientation politique n’est plus bipolaire. C’est actuellement le cas : en 2022, les deux partis de gauche et droite de gouvernement ont été réduits à des scores à un chiffre, tandis que MMM. Macron, Le Pen et Mélenchon obtenaient plus de 20%, ce qui caractérise un monde tripolaire mal décrit par un axe gauche-droite., à la fois pour les électeurs et les candidats, alors il y a toujours un vainqueur de Condorcet et ce candidat est celui qui est positionné devant l’électeur médian (l’électeur dont le choix est situé au milieu de l’axe Gauche-Droite, au sens où la moitié des électeurs ont un choix plus à gauche que le sien, et l’autre moitié plus à droite). Le vainqueur de Condorcet serait ainsi le candidat centriste quand il y en a un. Dans de telles circonstances, les candidats de gauche et de droite, ayant tout intérêt à l’élimination du centriste au premier tour, tentent de lui grignoter les ailes gauche et droite de son électorat à l’aide de discours raisonnablement marqués à gauche et à droite. Le candidat centriste est alors éliminé au premier tour. C’est le syndrome du « troisième homme », qui va jouer les arbitres au second tour (F. Bayrou en 2007). Celui-ci oppose en effet un candidat de gauche à un candidat de droite, chacun des deux essayant, lors de la campagne d’entre-deux-tours, de se positionner au plus près du choix médian. Lorsque l’un des deux candidats de gauche et de droite modérées s’est positionné trop près du centre dans la campagne du premier tour, il arrive que le candidat centriste soit si dépourvu d’espace que ce soit un candidat de gauche ou de droite beaucoup moins modérée qui prenne la place du « troisième homme ». Ce fut par exemple le cas en 2012 (F. Hollande s’étant positionné très près du centre face à N. Sarkozy, M. Le Pen arriva en troisième position). L’élection présidentielle française ne permet ainsi presque jamais à un candidat centriste de se qualifier pour le second tour. Les deux exceptions notables sont V. Giscard d’Estaing en 1974 et, beaucoup plus tard, E. Macron en 2017.

Lors de l’élection de 2017, E. Macron a bénéficié d’un concours de circonstances lui ouvrant un espace politique au centre. Ce concours de circonstances est la conséquence des primaires à gauche et à droite. Chacune d’entre elles ayant été réalisée dans son seul camp (et au scrutin à deux tours), son vainqueur fut un candidat très marqué dans ce camp: B. Hamon à gauche et F. Fillon à droite, libérant l’espace au centre pour E. Macron qui a pris soin de ne participer à aucune de ces deux primaires. La campagne qui suivit consista alors à laisser les deux candidats Fillon et Hamon s’engluer dans leurs positions et laisser libre l’espace du centre, ce qui permit au candidat Macron de gagner l’élection. Il faut par ailleurs noter que son adversaire au second tour n’était ni l’un ni l’autre des sus-nommés, mais M. Le Pen. Dans ce paysage, E. Macron cherche à maintenir un espace électoral au centre autour de l’électeur médian.

Hélas, pour lui et son camp, l’espace politique central ne peut résister longtemps à la mécanique inexorable du scrutin à deux tours, qui est de restreindre l’espace au centre. E. Macron n’a pas gagné la présidentielle de 2022 avec la même facilité que celle de 2017. Il y a certes « l’usure du pouvoir », mais elle ne doit pas cacher le biais du mode de scrutin. Aux élections européennes, l’espace du centre est apparu réduit à peau de chagrin.Pour éviter la manipulation usuelle du scrutin à deux tours qui élimine le candidat du centre, E. Macron espère radicaliser l’électorat et les candidats qui sont placés à sa droite et à sa gauche. Le RN, comme la NUPES et maintenant le Nouveau Front Populaire, n’ont pas choisi des stratégies extrêmes propres à les évincer. On peut donc s’attendre à une défaite du camp présidentiel lors du scrutin législatif de juillet 2024. Il n’y aura peut-être pas de camp majoritaire et l’assemblée sera alors constituée de trois pôles entre lesquels les systèmes de vote actuels seront bien incapables de faire émerger des consensus. Le camp présidentiel fera-t-il cette fois le choix de la coalition pour gouverner ? Mais avec qui ?

Crédits images

Image générée par l’IAG accessible sur le site www.bing.com/images/create.

ÉCRIT PAR

Xavier Bry

Maître de conférences - Université de Montpellier

Nicolas Saby

Maître de conférences - Université de Montpellier

Partager

Commentaires

  1. Nicolas Rave
    juin 25, 2024
    23h02

    Un certain Albert E., alors que lui avait été proposé la Présidence d’un tout nouveau pays, avait décliné en déclarant en substance: « La Politique, c’est le Présent, la Physique, c’est l’Éternité ».

    Non, je pense, qu’il exprimât un quelconque mépris pour l’Art de faire tenir une Société, mais il connaissait ce qui était apparu comme sa Mission.

    Bien sûr, https://images.math.cnrs.fr n’est pas un site d’enseignement pur des mathématiques au collège/lycée/université:
    cela remarqué, il me semble regrettable que dans certains livres d’enseignement au collège/lycée/université, souvent à la rubrique des probabilités ou statistiques, des élections françaises, avec mention très explicite des personnalités politiques, soient prises comme sujet.
    (Car l’École au sens large n’a pas à recevoir les passions empruntes d’irrationnalité humaine, naturelle, et caractéristique de la Vie, de la Politique et des partisans de tel ou tel bord).

    Pour revenir au contexte non estudiantin de ce site, ce peut être certes assez plaisant de s’essayer à analyser avec une modélisation mathématique des jeux électoraux; mais il y aurait beaucoup à dire ici presque à toutes les phrases, même si cela est contre l’esprit de neutralité d’enseignement, précisément parce que les « variables » candidats ne sont pas des variables mathématiques, mais des incarnations.

    Je ne résiste pas néanmoins à illustrer, sans risque et au joyeux hasard parmi des éléments non risqués à rappeler, ce qui me semble être dans la série d’analyses, une simplicité de connexion avec la réalité:
    -L’un des candidats mentionnés avait commis l’erreur de suivre le conseil de son conseiller mal avisé, à savoir attaquer son adversaire sur son âge qui serait trop avancé… Fatal.
    -Ce qui a joué dans une des élections mentionnées, c’est -cela se dit ici et là- une affaire de costumes et de salaires jugés trop hauts pour un travail d’écriture, affaires savamment exposées à temps, c’est-à-dire au dernier moment (peut-être l’œuvre d’un Philosophe?)
    -Le quatrième Pouvoir n’est pas dans votre modélisation, quatrième Pouvoir présenté en classe d’Histoire-Géographie de lycée, et dont, par conséquent, soit bien clairement rappelé, l’évocation n’a rien à voir avec la théorie DE LE (😂… sémantico-syntaxe volontaire et transparente) complot.

    Que les Mathématiques soignent leur ménage avec la Physique, avant d’aller convoler avec la Politique 😛.

    Cordialement, et … citoyennement ?(… M Condorcet était sujet, et non citoyen en 1785 ; vous ne pourrez jurer du contraire, à moins que cela ne soit sur la tête de M Lavoisier).

    • Philippe Szabo
      juillet 4, 2024
      22h57

      Tout en ne méjugeant pas vos remarques sur l’article de X. Bry & N.Saby,
      pour ma part je remarque que vous négligez les faits passés et actuels qui accompagnent l’évolution des sociétés:
      – La rumeur existe depuis toujours et depuis toujours peut « détruire » les personnes concernées par celle-la.
      – L’anonymat des « cas d’école » n’est pratiquement plus respecté aujourd’hui et peut même rejoindre la rumeur dans ses méthodes potentiellement destructrices.
      – Les pouvoirs sous-jacents aux sociétés (4éme (pourquoi plus aujourd’hui qu’hier?), 5éme aussi et probablement avant le 4ème) évoluent et interagissent avec les sociétés qu’ils accompagnent.
      – Les « incarnations » partisanes sont réservées à quelques têtes de liste plus ou moins reconnues et les « étiquettes » partisanes remplacent les candidats plus ou moins obscurs. Les variables « étiquettes » rejoignent l’ensemble des données traitées par voie de sondages et votes de tous types.
      – toutes les sociétés/pays acceptant des élections libres et bien contrôlées, cherchent la méthode de vote idéal qui permettent l’utilisation des bonnes compétences, des personnalités fortes mais pas trop … et finalement chaque pays adapte des méthodes qui lui « conviennent ».
      – Nos « honnêtes hommes » passés et chercheurs aujourd’hui, pensaient et pensent globalement, en cherchant toujours à abolir les frontières entre les différents savoirs.
      Condorcet et ses successeurs expriment justement et démontrent tout aussi justement que la démocratie est affaire de certitudes, d’engagement, de jeux, d’émotions, de crédulité … mais aussi de méthodes, de calculs, de % et de paradoxes parfois redoutables.
      Le dire et le faire savoir est indispensable.