« La langue française nuit-elle aux maths ? »

Débat
Publié le 18 septembre 2017

Assurément ! Car le français est une langue illogique, pleine de bizarreries. Voilà le titre et l’entame de l’article conclusif d’un numéro hors série du magazine Science & Vie paru au mois de mars 2017 et consacré au thème Réussir à l’école. Les leçons des neurosciences. L’article en question décrit ensuite les difficultés rencontrées par les jeunes français qui doivent apprendre à jongler avec les nombres de 1 à 100 en évitant les embûches tendues par les soixante-dix-sept et autres quatre-vingt-douze, alors que leurs camarades anglo-saxons ou asiatiques se trouvent avantagés par une langue « plus logique ». L’article fort court avance encore que trop d’élèves confondent le sens mathématique des mots avec leur signification usuelle, et se conclut en affirmant : Si vous voulez transmettre le goût des maths, réfléchissez bien aux mots que vous employez !

En tant que Belge d’expression française, et donc utilisateur zélé du septante-sept et du nonante-deux, je suis fort mal placé pour en juger, m’objectera-t-on ? Qu’importe. Je suis convaincu que l’élaboration d’un système de numération de plus en plus performant au fil des siècles a permis aux hommes de développer une habileté sans cesse croissante au calcul, et une compréhension de plus en plus profonde des concepts abstraits de nombres. C’est là une page particulièrement riche et passionnante de l’histoire des mathématiques. Je voudrais surtout ici m’insurger contre le choix d’un titre et d’une entame d’article particulièrement mal à propos, tout spécialement pour le dernier article d’un magazine consacré à la réussite scolaire. Peut-on imaginer un numéro spécial de Science & Vie consacré aux nanotechnologies, qui se terminerait par un article intitulé L’atome nuit-il à la matière ? Ou un article consacré à la question L’acier nuit-il à la tour Eiffel ? dans un numéro sur l’architecture ? Car pour tous les francophones, la langue française est le lieu où les mathématiques s’élaborent, s’appréhendent et se transmettent. Pas de langue française, pas de discours mathématique ! Comment y voir la moindre source de nuisance ?

Les bizarreries du français font partie intégrante de l’arbitraire du langage ; les enseignants et les apprenants des mathématiques peuvent-ils faire autre chose qu’en prendre acte ? Il est indubitable que la maîtrise de la langue est indispensable pour appréhender les raisonnements logiques. Y a-t-il meilleur moyen d’améliorer ses compétences linguistiques qu’à travers la grande littérature ? La capacité à percevoir le contraste entre le caractère univoque 3L’univocité du langage en mathématiques est plus un idéal qu’une réalité de la pratique de cette science ; voir à ce propos ici. du langage mathématique et le caractère pluriel du langage usuel se développera bien plus naturellement au contact du théâtre de Molière, des romans de Hugo ou des poèmes de Baudelaire qu’à travers des leçons portant sur la différence entre les cardinaux et les ordinaux. Il y a plus d’un siècle, Henri Poincaré allait d’ailleurs bien au-delà de cette suggestion, en écrivant 4Henri Poincaré, Les Sciences et les Humanités, Paris, Fayard, 1911. :

Il faut monter plus haut, et toujours plus haut pour voir toujours plus loin et sans trop s’attarder en route. Le véritable alpiniste considère toujours le sommet qu’il vient de gravir comme un marchepied qui doit le conduire à un sommet plus élevé. Il faut que le savant ait le pied montagnard, et surtout qu’il ait le cœur montagnard. Voilà quel est l’esprit qui doit l’animer. Cet esprit c’est celui qui soufflait autrefois sur la Grèce et qui y faisait naître les poètes et les penseurs. Il reste dans notre enseignement classique je ne sais quoi de la vieille âme grecque, je ne sais quoi qui nous fait toujours regarder en haut. Et cela est plus précieux pour faire un savant que la lecture de bien des volumes de géométrie.

À celles et ceux d’entre nous qui souhaitent transmettre le goût des maths, dans quelque langue que ce soit et quels que soient les mots choisis, n’est-il pas essentiel de partager avant tout les mathématiques qui nous fascinent, celles que nous trouvons belles ? De mettre au premier plan les émotions qu’elles suscitent en nous ? Ainsi transmettrons-nous peut-être avec les maths l’exaltation de cette vieille âme grecque chère à Poincaré.

Post-scriptum

Je remercie chaleureusement Jérôme Germoni pour sa relecture minutieuse et ses commentaires avisés sur une version préliminaire de ce texte.

Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Article édité par Jérôme Germoni.

ÉCRIT PAR

Pierre-Emmanuel Caprace

Mathématicien - Université Louvain-la-Neuve

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Commentaires

  1. Aboubakar Maitournam
    septembre 18, 2017
    11h29

    Toutes les langues humaines présentent une certaine ambiguïté, des synonymes, des homonymes, des mots qui dépendent du contexte, de la syntaxe,..etc. Le principe (il me semble) de la démarche scientifique (de l’esprit scientifique) est justement de « normer », codifier, harmoniser, contextualiser les termes, de les restreindre par souci de précision. Bref la langue courante écrite ou parlée est comme de la matière vile au sens alchimique du terme. Le langage mathématique en particulier ou scientifique en général est l’épuration, la purification de cette dernière qui donne parfois de l’or.
    Par exemple la notion de groupe dans le langage courant est l^ache, trop générale (un groupe de reflexion, un groupe de badauds regardant un fakir indien accompagné d’un « chat télépathe à rayures »..etc) alors que la notion de groupe en algèbre est très précise.

    Il me semble que malgré les difficultés de la langue française, la France (était) et reste une superpuissance des mathématiques pures (obsession excessive de la pureté à cause de la puissance bourbakiste). Donc ce que dit cet article ne tient pas trop la route, un petit ’alcootest ne serait pas de trop.

    Amicalement et sans rancune.

  2. Pierre Colmez
    septembre 18, 2017
    23h01

    Il est clair que se débarrasser de soixante-dix-sept et quatre-vingt-treize au profit de septante-sept et nonante-trois rendrait un grand service à tout le monde. J’ai un peu de mal à comprendre comment des absurdités aussi nocives ont réussi à survivre…

    • Jérôme Buzzi
      septembre 24, 2017
      21h56

      Réglons leur compte aux six vieilleries : onze, douze, treize, quatorze, quinze et seize !

  3. Frédéric Millet
    septembre 21, 2017
    12h03

    Bonjour,

    Je n’ai pas lu ce dossier, donc difficile de se faire un avis tranché sur ce qui est écrit. Cependant, je pense que l’exposé, dont j’ai mis le lien plus bas, de Stanislas Dehaene, professeur au collège de France en neuroscience apporte la contradiction avec ce que vous nous rapportez ici : l’activité mathématique et l’activité de langage ne se situent pas dans les même zones du cerveau.

    https://www.youtube.com/watch?v=UhzGqC75tjQ

    • Pierre-Emmanuel Caprace
      octobre 3, 2017
      12h16

      Merci pour cet éclairage intéressant. On trouve également les propos de Stanislas Dehaene sur les mathématiques et le langage exposés très clairement dans son cours au Collège de France disponible ici :

      https://www.college-de-france.fr/si

      Toutefois, je n’y vois aucune contradiction avec l’opinion exprimée dans mon billet. Le fait que la pensée mathématique active des réseaux neuronaux spécifiques et disjoints des aires associées au langage usuel est certes très frappant. Stanislas Dehaene explique qu’il s’agit de régions impliquées dans le calcul et la représentation des nombres, présentes chez tous les êtres humains. A mon sens, cette dissociation indiscutable au niveau de la psychologie cognitive ne signifie en rien que la pratique des mathématiques soit dissociable de celle du langage. Comment un enseignant des mathématiques pourrait-il s’adresser à ses étudiants sans faire appel au langage ? Comment un mathématicien pourrait-il formuler ses arguments, rédiger ses démonstrations, sans langage ? Les nombres, concepts abstraits qui relèvent effectivement des mathématiques, font intégralement partie du langage courant, indépendamment du fait que le cerveau humain active des régions spécifiques pour les traiter et qui leur soient exclusivement réservées.

      Une étude complémentaire de science cognitive m’a été signalée, en rapport avec ce débat. On peut en lire un bref compte-rendu ici :

      http://www.innovation.public.lu/fr/
      (voir https://doi.org/10.1016/j.neuropsyc… pour l’article original).

      D’après cette étude, réalisée auprès de sujets bilingues, les processus cérébraux activés pour réaliser des opérations d’arithmétique élémentaire sont différents selon la langue dans laquelle le problème est formulé.

      • Frédéric Millet
        octobre 5, 2017
        11h42

        Je ne cherchais pas à opposer une contradiction avec votre billet, bien au contraire je voulais mettre en lumière que si la langue est un obstacle, il s’agit avant tout d’un obstacle temporaire. Car à partir du moment où on pratique les mathématiques, celles-ci prennent leur place dans notre cerveau, loin des difficultés langagières. C’est aussi certainement une des raisons qui font dire aux enseignants que faire par soi-même (en cherchant des exercices, en refaisant des démonstrations, en reproduisant des calculs) est efficace pour l’apprentissage.

        Maintenant, il est clair pour moi que je ne suis pas d’accord avec le fait que pour transmettre les mathématiques, il faut chercher à transmettre leur beauté ou un prétendu « esprit ». Pour moi le beau est le résultat d’une histoire personnelle et donc très difficile à transmettre d’un individu à un autre. D’autre part faire appel à un « esprit » des mathématiques ne fait que mettre une distance supplémentaire avec ceux qui ont du mal à les comprendre. Mais il s’agit d’un autre débat dont il n’est pas sujet ici.
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