La lingua franca des mathématiciens

Tribune libre
Écrit par Étienne Ghys
Publié le 25 septembre 2017

Inventé par l’informaticien [?Donald Knuth] en 1977, \(\rm\TeX\), un outil d’aide à l’écriture mathématique, est devenu la langue dans laquelle s’expriment tous les mathématiciens.

Dans quelle langue sont écrits les articles de recherche en mathématiques? En anglais? Souvent, mais pas toujours: les mathématiques sont peut-être la dernière science exacte dans laquelle subsiste une proportion – faible mais significative – de publications en français.

Certains penseront que la langue importe peu puisqu’il s’agit de formules mises bout à bout: ce serait également une erreur. Même si les symboles jouent un rôle central, un article est destiné à des êtres humains qui parlent une langue naturelle…

Depuis toujours, le style mathématique hésite entre deux tentations opposées. D’un côté, on peut considérer que le seul but est de démontrer un théorème nouveau et de s’assurer qu’il ne contient pas d’erreur. Il faut alors enfiler des syllogismes froids, sans nécessité d’en dévoiler le sens profond; les articles qui en résultent sont en quelque sorte destinés à des ordinateurs.

L’informatique théorique a d’ailleurs fait récemment des progrès fantastiques dans la vérification automatique de démonstrations. À l’opposé, l’auteur peut aussi souhaiter expliquer à son lecteur le cheminement de sa pensée, le convaincre de l’intérêt de ses résultats, et lui transmettre des idées. La rigueur contre l’intuition, la syntaxe contre la sémantique: le débat n’est pas nouveau en mathématiques!

Suivant les auteurs, les époques, les cultures ou les domaines de recherche, les textes publiés penchent d’un côté ou de l’autre. Par exemple, beaucoup considèrent que les textes mathématiques du XIXe siècle étaient un peu «bavards».

On dispose aujourd’hui d’un outil d’aide à l’écriture mathématique d’une souplesse extraordinaire qui offre une grande liberté de style aux auteurs. Inventé par l’informaticien Donald Knuth en 1977, \(\rm\TeX\) (prononcer {tekk}) est devenu, après quelques améliorations, LA langue dans laquelle s’expriment tous les mathématiciens. Superficiellement, on pourrait penser que ce n’est qu’un traitement de texte parmi d’autres, mais il s’agit bien d’un véritable langage. Il n’a aucun des inconvénients de Microsoft Word, unanimement haï dans la communauté!

\(\rm\TeX\) est un logiciel gratuit, indépendant du matériel utilisé, qui ne change pas tous les cinq ans et qui ne prend aucune décision à votre place. Sa grande originalité est de dissocier complètement la forme du fond. La rédaction se fait dans un simple fichier texte, sans aucune mise en pages mais contenant en revanche des commandes qui structurent l’ensemble.

Ce fichier source contient toute l’information; son contenu est donc virtuellement éternel! Ce n’est que dans un deuxième temps, celui de la compilation, que l’objet typographique est produit, en suivant les instructions précises de l’auteur.

De nos jours, \(\rm\TeX\) est devenu la lingua franca des mathématiciens, mais aussi des informaticiens et d’une bonne partie des physiciens. Avec un peu d’habitude, on peut même lire le fichier non compilé, et beaucoup de courriers électroniques entre collègues sont rédigés directement dans ce langage (un peu abscons, il faut en convenir). Il n’est pas exagéré de dire qu’en modifiant leur mode d’expression \(\rm\TeX\) a changé

Post-scriptum

© Le Monde, article paru dans le Cahier du Monde no 21453 (8 janvier 2014).

Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Article édité par Jérôme Germoni.

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS émérite, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École normale supérieure de Lyon

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