La malédiction

Tribune libre
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Publié le 15 juillet 2012

En parcourant les pages d’un vieil ouvrage oublié sur quelque recoin sombre d’une bibliothèque poussiéreuse m’est revenue à la mémoire une sinistre malédiction qui hante à jamais cette partie des mathématiques que l’on nomme « systèmes dynamiques ».

Newton était un grand sorcier qui inventa le calcul différentiel et formula la loi de la gravitation universelle. Afin de donner plus de poids à sa théorie, il lui fallait retrouver le mouvement réel des astres à partir de ses équations. Mission accomplie dans le cas de deux corps, comme la Terre et le Soleil, par exemple, mais sitôt qu’un troisième corps comme la Lune entrait dans la danse…

Alors une nuit de pleine lune, justement, comme rendu fou par ce disque brillant qui refusa toujours de se soumettre à son calcul, Newton jeta ce terrible sort qui plane à jamais sur la communauté des dynamiciens : « Il faudra d’abord trébucher pour réussir là où j’ai échoué. Je veux que parmi les plus dignes continuateurs de cette théorie que je laisse aux hommes, il s’en trouve toujours un par siècle qui ne puisse faire de progrès décisifs sans se tromper de manière éclatante auparavant. Que ma volonté soit faite pour les siècles et les siècles. »

C’est Alexis Clairaut (1713-1765) qui réussit le premier à concilier théorie de la gravitation et orbite observée de la Lune, et lui qui en conséquence dut d’abord subir la terrible malédiction de Newton. Car Clairaut ne parvint pas tout de suite au résultat correct. Le calcul lui donna d’abord un « mouvement de l’apogée » deux fois trop faible. Ni une ni deux, tirant les conséquences logiques de son résultat, il annonça donc lors d’une grande séance de rentrée publique de l’Académie des sciences (15 novembre 1747) que la loi de la gravitation était fausse.

Grand émoi dans l’opinion, levée de boucliers à l’Académie, position essentiellement attentiste d’Euler et de d’Alembert, les rivaux de Clairaut sur le problème, qui trouvaient d’ailleurs le même résultat que lui sur le mouvement de l’apogée.

Clairaut pensait en fait que la loi du carré demandait à être précisée par des termes d’ordre supérieur, et c’est d’ailleurs en cherchant à les formuler qu’il identifia paraît-il les approximations indues auxquelles il avait d’abord procédé. Verdict d’Euler après avoir pris connaissance des travaux corrigés de Clairaut :

Pour moi, je vous félicite avec connaissance de cause […], et j’ose même dire que je regarde cette découverte comme la plus importante et la plus profonde qui ait jamais été faite dans la mathématique 4Clairaut à Euler, 10 avril 1751.

Qui d’autre que Poincaré au XIXe siècle pour encourir les foudres posthumes de Newton ? Celui qui montra que la quête d’une solution analytique au problème des trois corps était vaine, celui qui proposa une théorie qualitative des systèmes dynamiques qui avait « par elle-même un intérêt du premier ordre » commit en effet une fameuse erreur dans son mémoire concourant au grand prix du roi Oscar II de Suède. Et c’est en la corrigeant qu’il découvrit l’existence de solutions « homoclines », des solutions qui entraînaient une dynamique très compliquée… Si compliquée en vérité qu’il préféra ne pas la montrer :

On sera frappé de la complexité de cette figure, que je ne cherche même pas à tracer. Rien n’est plus propre à nous donner une idée de la complication du problème des trois corps et en général de tous les problèmes de dynamique 5Barrow-Green (June), Poincaré and the Three Body Problem, American Mathematical Society, 1996.

La figure à laquelle Poincaré faisait allusion cachait un objet en forme de fer à cheval. Cette simple image donnait tant d’informations sur la complexité de la dynamique engendrée par les cycles homoclines que son premier dessinateur ne pouvait échapper à l’infernale malédiction que l’on sait.

Steve Smale est un grand mathématicien de 82 ans connu pour avoir résolu la conjecture de Poincaré en dimension supérieure ou égale à 5, fréquenté assidûment les plages de Rio, retourné une sphère par la seule force de sa pensée, etc. Or un jour qu’il s’était proposé de caractériser les systèmes dynamiques « structurellement stables », c’est-à-dire ceux qui résistent aux perturbations, ceux qui au fond existent dans la nature, il conjectura que ces systèmes présentaient une dynamique particulièrement simple : tout devait converger vers un nombre fini d’orbites périodiques… L’effet indéniable du croche-pied séculaire de Newton. Et c’est précisément en dessinant son fer à cheval que Smale comprit toute l’étendue de son erreur 6From Topology to Computation : Proceedings of the Smalefest, Morris W. Hirsch, Jerrold E. Marsden, Michael Shub eds., Springer, 1993..

Le problème avec cette histoire, évidemment, c’est qu’on n’en connaît pas la fin. Alors qui sera le dynamicien maudit du XXIe siècle ? L’avenir le dira sûrement !

 

Post-scriptum

PS. Merci à Étienne Ghys pour ses pertinentes remarques sur une précédente version de ce billet.

ÉCRIT PAR

Olivier Courcelle

Mathématicien -

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Commentaires

  1. Thierry Barbot
    juillet 17, 2012
    11h38

    On peut craindre que la malédiction ne s’appesantisse avec le temps ! Elle a frappé plusieurs fois au XXe siècle