Au club des mathématiciennes les moins connues du monde se présenta l’autre soir une femme du XVIIIe siècle.
Elle était vraiment jolie, parole de physionomiste. Mais que l’on ne compte pas sur moi pour accorder des laissez-passer sur un tel critère. D’un geste, je lui désignai le règlement affiché au fronton de la boite : « Que nulle n’entre ici si elle n’est auteur d’une publication mathématique ou du moins collaboratrice attestée d’un important ouvrage ».
Le comble du chic, quand on prétend au titre de mathématicienne la moins connue du monde, c’est de n’avoir son nom imprimé dans aucun livre ou mémoire scientifique. Tel devait être le cas de ma cliente, me dis-je en moi-même, alors que celle-ci me tendait le passage d’une lettre de Clairaut à Daniel Bernoulli du 1er janvier 1762 :
Ma compagne [et moi] faisons de bonnes tables… 14Boncompagni (prince Baldassarre de), « Lettere di Alessio Claudio Clairaut », Atti dell’Accademia Pontifica dei Nuovi Lincei, 45 (1894) 233-291.
En fin connaisseur du monde de la nuit, je savais que Clairaut ne faisait pas allusion ici à de somptueux repas, mais aux tables contenues dans la deuxième édition de sa Théorie de la Lune (Paris, 1765). Je hochai donc la tête pour signifier à la petite amie du grand mathématicien qu’elle pouvait passer.
Marie-Anne Gouilly fut calculatrice et femme fatale.
Elle vécut principalement à Paris, mais était originaire de Charleville, dans les Ardennes :
L’an de grace mil sept cent vingt neuf le vingt et un aoust, je, Estienne Luzoire, pretre vicaire de Charleville soussigné, aÿ baptizé la fille de Didier Gouilly et de Ydelette Chemilre les pere et mere marié[s] ensemble a la quelle on a imposé le nom de Marie Anne et par[r]ain Mr Jean Estienne Gras, lieutenant de cavalerie et la mar[r]aine M[a]d[emoise]lle Viot son epouse tous de cette paroisse. [Signé] D. Gouilly, Gras, Marianne Viot, Luzoir[e]. 15Archives départementales des Ardennes, GG 24.
Extrait baptistaire de Marie-Anne Gouilly
Pour autant qu’on le sache, la carrière scientifique de Mlle Gouilly débuta avec les calculs du retour de 1759 de la comète de Halley.
Clairaut avait obtenu quelques années auparavant une solution (approchée) au problème des trois corps. Il l’avait utilisée pour déterminer la trajectoire de la Lune et dresser une première série de tables (1752). Il s’agissait maintenant de prédire l’arrivée de la comète que l’on attendait pour on ne savait pas précisément quand. Un tour de force qui prouverait définitivement et de la façon la plus spectaculaire qui soit la validité de la théorie newtonienne de la gravitation.
On conçoit la lourdeur des calculs. Pour mieux s’en dépatouiller, Clairaut avait fait appel à des calculateurs, grands et petits. L’astronome Lalande fut un pilier de l’équipe. Il travaillait lui-même en collaboration avec une femme, Reine Lepaute. Cette dernière n’a absolument aucune chance de prétendre au titre de mathématicienne la moins connue du monde, parole de videur. Ne serait-ce que parce que Lalande la nomme quand il se souvient du déroulement des travaux :
Aidé de Mme Lepaute, je travaillai plus d’un an avec tant d’assiduité, que j’en fus malade. 16Lalande (Joseph Jérôme Le François de), Bibliographie astronomique avec l’histoire de l’astronomie depuis 1781 jusqu’à 1802, Paris, 1803, p. 466.
Lalande rapporte une anecdote qui, même à mes yeux de gros bras, suggère que les relations entre Mlle Gouilly et Mme Lepaute ne furent pas toujours au beau fixe :
Clairaut avait […] cité Mme Lepaute dans son livre sur la comète […] ; mais il supprima cet article par complaisance pour une femme jalouse du mérite de Mme Lepaute, et qui avait des prétentions sans aucune espèce de connaissance. Elle parvint à faire commettre cette injustice à un savant judicieux, mais faible, qu’elle avait subjugué. 17Lalande, op. cit., pp. 677-678.
Je pense en fait que si les deux femmes avaient voulu faire un tour au club ce soir là, j’aurai dû intervenir manu militari. Voici ce que Mme Lepaute écrivit à l’Académie de Béziers pour prévenir une éventuelle candidature de sa collègue :
[Mlle Gouilly est] une fille ramassée chez une marchande de mode, une ignorante qui [sait] à peine faire des additions, ignor[e] la règle de trois et se vant[e] de s’être fait écrire un mémoire […] pour être reçue académicienne à son tour. 18 Badinter (Élisabeth), « Un couple d’astronomes : Jérôme Lalande et Reine Lepaute », Société archéologique scientifique et littéraire de Béziers, dixième série, I (2004-2005) 71-76.
Le problème de fond, avec les mathématiciennes les moins connues du monde, c’est que les informations les concernant sont rares et qu’il faut se démener pour en trouver. Un qualificatif utilisé par Clairaut dans une lettre à un certain comte Teleki permet au moins de penser que Mme Lepaute y a été un peu fort :
M. votre oncle pourra vous dire combien nous avons parlé souvent de vous ensemble, ainsi qu’avec la logarithmière qui se ressouvient toujours de vous avec le plus grand plaisir du monde. 19Jelitai (Joseph), « Bernoulli Daniel es Clairaut levelei Teleki Joseph Grofhoz », Matematikai Termeszettudomanyi Ertesitö, 57 (1938) 501-508.
Mlle Gouilly en savait en tout cas suffisamment pour être utile à Clairaut, ce qui était déjà pas mal.
Il est tout aussi hors de doute qu’elle était « fort jolie » et que le décès imprévu de Clairaut en 1765 la « laissa dans le veuvage ». 20Diderot (Denis), « Notice sur Clairaut », Œuvres complètes, Herman, 1981, vol. 9, pp. 401-404.
J’ai presque honte de l’avouer, mais dans mes moments de loisir, il m’arrive de feuilleter les journaux de potins pour voir ce que deviennent les gens qui fréquentent la boite où j’officie.
En février 1767, selon un nouvelliste :
Un officier [nommé Le Blanc] fort épris d’une femme, et au moment de l’épouser, s’étant aperçu qu’elle différait de lui donner la main sur les notions qu’on lui avait fait parvenir de son caractère violent, de désespoir s’est brûlé la cervelle avant-hier dans l’antichambre de sa maîtresse. Elle se nomme Mlle Gouilli. 21Bachaumont (Louis Petit de) et al., Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours, 36 vol., Londres, 1783-1789, vol. 18, 24 février 1767.
Quelques semaines plus tard, selon la même source :
M. Le Blanc, auteur de Manco Capac, vient d’épouser, il y a quelque temps, une demoiselle Gouilli. Cette fille, célèbre par la mort d’un officier qui s’est brûlé la cervelle de désespoir de ne pouvoir se marier avec elle, était la maîtresse de M. Clairaut, et avait vécu avec lui jusqu’à sa mort. 22Bachaumont, op. cit., vol. 3, 19 avril [1767].
L’abbé Morellet, lui, croit plutôt se souvenir que c’est Mlle Gouilly « qui a tenté depuis de s’empoisonner pour l’amour d’un M. Leblanc, parce qu’il n’avait pas voulu l’épouser après lui en avoir fait la promesse », et ajoute que « pour se dépiquer, elle a épousé dans l’année un autre M. Leblanc, auteur tragique ». 23Morellet (André), Mémoires de l’abbé Morellet, éd. J.-P. Guicciardi, Paris, 1988, p. 124.
Après tout, me dis-je avec un sens de la logique aussi épais que la montagne de muscles que constitue mon corps, s’il y a trois Leblanc, les deux versions ne sont pas irréconciliables…
Quelques années plus tard, en 1779, les victimes se multiplient, et notre héroïne se voit immédiatement soupçonnée quand un certain colonel de Saint-Leu se brûle la cervelle en pleine rue :
[Le colonel] était fort lié avec une Mme Le Blanc, femme de l’auteur de ce nom […]. Cette Mme Le Blanc est déjà renommée pour plusieurs hommes qui, amoureux, se sont brûlés la cervelle pour se soustraire à ses rigueurs ; on veut avoir découvert que le colonel soit une victime de cette virtuose, qu’on sait cependant n’être rien moins que cruelle avec tout le monde. 24Bachaumont, op. cit., vol. 13, 15 mars 1779.
Il est certain que Marie-Anne Gouilly devint la femme d’Antoine Blanc (1730-1799), dit Le Blanc (ou Leblanc) de Guillet, l’auteur de Manco Capac et de quelques autres pièces. Le couple vécut sous la protection des familles Trudaine et Dionis du Séjour, dont Clairaut était lui-même très proche de son vivant. Antoine Blanc fut notamment professeur à l’École centrale de la rue Saint-Antoine (actuellement Lycée Charlemagne) et membre de l’Institut. Sa femme et lui habitèrent dans une maison qui appartenait aux Dionis du Séjour et dont la jouissance (ainsi que la forte somme de 20 000 livres) leur fut assurée par testament. 25L’exhaustivité de ce que je connais sur Mlle Gouilly est listé sur la page que je lui ai consacrée
Elle survit une quinzaine d’années à la mort de son mari, avant de disparaître à son tour :
Du sept avril mil-huit cent quinze, deux heures de relevée, date du décès de dame Marie Anne Gouilly décédée aujourd’hui à onze heures du matin rentière âgée de quatre-vingt cinq ans, née à Charleville (Ardennes) demeurant à Paris quai de Béthune n° 24, veuve de M. Antoine Blanc. Sur la déclaration de sieur Jean Marie François Gouilly, employé âgé de vingt sept ans, demeurant quai de Béthune, n° 24 et de sieur Léonard Diothon journalier âgé de quarante sept ans, demeurant quai de Béthune 24. Constaté par moi maire du 9 arrond[issemen]t de Paris et ont signé avec nous après lecture Gouilly, Diothon et Huet adjoint. 26Archives de Paris, Reconstitution des actes de l’état civil, décès, 7 avril 1815.
22h07
J’aime beaucoup le ton de cet hommage à Marie-Anne Gouilly, l’occasion aussi de découvrir qu’avant calculatrice, on disait logarithmière, qui est le féminin de l’astronome. Y avait-il aussi des logarithmiers à l’observatoire (le mathématicien le moins connu du monde) ?
7h00
L’équipe (qui ne devait d’ailleurs pas travailler à l’observatoire proprement dit) comprenait une espèce de « logarithmier » le moins connu du monde, même s’il ne conserva pas ces qualités très longtemps puisqu’il devint académicien quelques années plus tard. Achille-Pierre Dionis du Séjour, l’un des membres de la famille que je cite dans le billet, a aussi apporté son aide aux calculs. Sa participation est « la moins connue du monde » en ce sens que je ne l’ai vue mentionnée par aucun historien, ni même un seul contemporain, excepté lui-même. Dans son Essai sur les comètes, paru en 1775, p. xxii, il indique que « Clairaut méritait qu’on lui épargnât les dégoûts inséparables d’opérations numériques, nécessairement très multipliées […] Je fus allez heureux pour pouvoir aussi lui être utile. Au reste, je suis fort éloigné de revendiquer la moindre partie de ce travail, qui appartient en entier à M. Clairaut. Des calculs numériques, et quelques déterminations de planètes, ne peuvent donner aucun droit à un ouvrage de génie ».
21h40
Remarquable billet historique, qui nous plonge avec un humour extrêmement fin dans les abîmes de l’anonymie intellectuelle universelle, aussi menaçante que l’épée de Damoclès de tous les siècles futurs qui nous engloutiront ! Les incises dignes d’apartés de la comédie classique parviennent à nous projeter dans cette boîte de la Nuit des mathématiques oubliées — et si légitimement oubliables —, avec ce zeste de métaphysique cynique que seuls les plus nietzschéens d’entre nous ont su goûter dès l’enfance de l’art de leur pensée. En tout cas, qu’on ne le se cache plus : tout geste meurt dans l’immédiateté effaçante qui lui succède ! Et nul anti-record n’abolit les innombrables bassins d’attraction qui nous divertissent — hélas ! — vers des néants stupides (cf. la fin d’Evariste Galois), alors que le magnifique Labyrinthe Mathématique ne cesse de murmurer à nos oreilles que nous devons être entièrement dévolus à explorer douloureusement ses branches et ses plus infimes extrémités fertiles. Marie-Anne Gouilly fait donc vivre en nous toute la trivialité renouvelée de notre finitude implacable, par l’entremise d’un facétieux (et goguenard ?) Olivier Courcelle : merci !
4h27
Le fils caché d’un mathématicien pas tout à fait inconnu ?
Je note que parmi les témoins de l’acte de décès, il y a un Jean François Marie Gouilli . Comme Marie-Anne est morte à un age respectable (et sans doute la dernière de sa fratrie), loin de sa province d’origine et veuve d’un certain Blanc ou Leblanc, on en déduit que cet homme est probablement son fils, fruit d’un premier lit hors mariage (car portant le nom de sa mère), et je table, si j’ose dire, qu’il est sans doute le fils caché de Clairaut dont la mention dans cet acte légal permet la désoccultation.
9h02
Le fils caché d’un mathématicien pas tout à fait inconnu ?
Belle table (si j’ose dire aussi)… Confrontons-là aux observations… Ah, ce Jean Marie François Gouilly a 27 ans en 1815, et Clairaut est mort en 1765… Dommage !