La quadrature du cercle à Parme

Actualité

par Michel Butor

Publié le 14 mars 2013

LA QUADRATURE DU CERCLE A PARME

ou le sfumato des mathématiques

Le grec qui s’interrogeait à l’ombre des colonnes
de quelque temple dédié aux déesses de la mesure
au bord de la mer transparente sur la distance
entre deux retours de la même irrégularité
scandant la trace d’une roue de char sur le sable
par rapport à l’un de ses rayons

A dû d’abord croire que ses difficultés
venaient de ce que la plage n’était pas assez lisse
et la roue pas assez bien faite mais
lorsqu’après avoir multiplié les précautions
pour approcher de plus en plus d’une plage
céleste et d’une roue divine

Il s’est aperçu qu’en prenant
des unités aussi petites que possible
il restait toujours une différence
une blessure par laquelle s’écoulaient
indéfiniment des chiffres aussi nombreux
que les grains de sable de la mer

Il a dû se dire que c’était encore une manifestation
de la malice des puissances voulant empêcher
les mortels de gravir jamais leur Olympe
et demeurer seuls dans leur jour en nous laisssant
dans notre nuit et qu’il n’y avait qu’à se résigner
devant l’arbitraire de ces vieux dieux

Mais lorsqu’il a décidé de nommer ce nombre élusif
s’il a choisi la première lettre du mot périphérie
n’était-ce pas aussi parce que dans son écriture
elle évoquait immanquablement une porte
avec son linteau et ses deux appuis
qui peut et doit ouvrir dans le mur du destin

Sur les chemins de la nuit et du jour
mariant le clair et l’obscur sur l’évangile
d’un monde inépuisablement plus vaste
que celui des anciens les horizons s’élargissant
en spirale dans la lecture traduction
des ermites futurs dialoguant avec les fauves

A la lumière des nouveau-nés la Terre carrée
s’égalant au Ciel circulaire devenant
un cercle elle-même osant être sphère
les bergers se réfléchissant
dans les anges tourbillonnaires
de ses coupoles prophétiques

Michel Butor

Ce poème de Michel Butor fait partie d’un petit recueil en ligne, l’occasion de rappeler qu’en ce moment se tient le printemps des poètes.

Un petit commentaire : comme le nombre \(\pi\) n’est pas une fraction 4résultat établi au 18e siècle par le mathématicien alsacien Jean-Henri Lambert., c’est-à-dire n’est pas un nombre rationnel, son développement décimal ne se répète pas 5u contraire de celui de \(1/3=0,333333….\) et de celui de tout autre nombre rationnel., ce que ne manque pas d’évoquer « une blessure par laquelle s’écoulaient indéfiniment des chiffres aussi nombreux que les grains de sable de la mer ». L’impossibilité de la quadrature du cercle, qui consiste à construire à la règle et au compas un disque et un carré de même aire, est plus difficile à établir et repose sur le théorème de Ferdinand von Lindemann, de la fin du 19e siècle. En effet, le nombre \(\pi\) ne peut pas être solution d’une équation polynomiale à coefficients des nombres
rationnels (des fractions) \(\pi^n+a_{n-1}\pi^{n-1}+ ….. +a_1\pi+a_0\), et c’est ce qui
rend impossible la quadrature du cercle.

Et, pour en savoir plus sur \(\pi\), citons cet excellent article de François Gramain.

Quant au mot grec périphérie, il renvoie bien entendu à quelque chose de rond et d’arrondi.

Le sous-titre « sfumato 6Ce terme, emprunté à l’italien depuis le XVIIe s. et utilisé en peinture, désigne un modelé vaporeux, un contour atténué : « Manière de noyer les contours dans une vapeur légère » (Diderot).des mathématiques » sied très bien à ce texte.

Post-scriptum

Bien qu’il s’agisse ici de mathématiques poétiques, ce texte est un écho à mathématiques romanesques de Pierre de la Harpe, et bien entendu aussi à  Tutte de Jacques Roubaud.

ÉCRIT PAR

Christine Huyghe

Directeur de Recherche CNRS - l'Université de Franche-Comté (Besançon)

Partager