La rigueur et le silence

Tribune libre
Publié le 3 février 2009

Voici une opinion très répandue : les mathématiciens sont rigoureux, très rigoureux, rébarbativement rigoureux. Opinion nourrie par des souvenirs d’école, par des blagues et des personnages caricaturaux. Combien cette rigueur a-t-elle frustré de personnes, qui n’ont en fait jamais compris pourquoi on les faisait traverser ce désert ?

Mais cette rigueur est nécessaire : comment ne pas se tromper si on ne construit pas ses raisonnements avec une entière rigueur ? C’est ainsi que l’on explique usuellement aux élèves la nécessité de boire cette huile de foie de morue. Les chemins menant vers les théorèmes profonds sont longs et tortueux, il est alors si facile de tomber dans des précipices ou de s’empêtrer dans les sables mouvants si on n’accorde pas un soin extrême à la rigueur !

En regardant de plus près, il y a la rigueur dans le choix des concepts, pour que ceux-ci soient les plus généraux possibles et permettent d’unifier des phénomènes apparamment différents ; celle dans la construction des raisonnements, pour ne pas se laisser fourvoyer par des intuitions trompeuses et pour bien mettre en évidence les relations-clé entre les réalités en jeu ; celle dans l’économie de l’écriture, afin d’aller au coeur du sujet …

Je n’avais pas pensé à d’autres interprétations du besoin de rigueur avant de tomber sur l’article « Démonstration sur le nombre des points, où deux lignes des ordres quelconques peuvent se couper », que Leonhard Euler publia en 1750 dans les Mémoires de l’Académie des sciences de Berlin. On trouvera des informations sous le numéro E148 à l’adresse suivante, hébergée sur un site d’archives des travaux de ce mathématicien (le fichier PDF [1,1Mo] de cet article est mis à disposition par l’Académie des Sciences et des Lettres de Berlin-Brandebourg, ici).

Euler y écrit dans le premier paragraphe :

Il y a des vérités générales, que notre esprit est prêt d’embrasser aussitôt qu’il en reconnaît la justesse dans quelques cas particuliers : et c’est parmi cette espèce de vérités, qu’on peut ranger à bon droit la proposition, dont je viens de faire mention, puisqu’on la trouve vraie non seulement dans quelques, ou plusieurs cas, mais aussi dans une infinité de cas différents. Cependant on conviendra aisément, que toutes ces preuves infinies ne sont pas capables de mettre cette proposition à l’abri de toutes les objections, qu’un adversaire peut former, et qu’il faut absolument une démonstration rigoureuse pour le réduire au silence.

Je découvris cette qualité merveilleuse de la rigueur : elle permet de réduire ses adversaires au silence ! Comment se fait-il alors qu’on en soit obsédé en mathématiques, mais pas, par exemple, en politique ? Expérimentalement, je crois pourtant avoir observé que l’envie d’obtenir le même résultat n’y manque pas ! Peut-être parce qu’on n’y a pas le souci de ne pas se tromper, et qu’on n’y reconnait que bien rarement ses erreurs ? Mais ceci est un autre sujet …

Ces lignes d’Euler m’ont fait penser à un phénomène décrit par William Thurston en 1994 dans un article du Bulletin de l’AMS que l’on trouvera à l’adresse suivante sur ArXiv

Dans le paragraphe suivant, que je traduis librement de l’Anglais, il est question des exposés de colloquium (exposés se voulant généraux, adressés à tous les membres d’un département de maths, toutes spécialités confondues) :

Les mathématiciens ont développé des habitudes de communication qui sont souvent non-fonctionnelles. Les organisateurs d’exposés de colloquium exhortent partout les orateurs à expliquer les choses en termes élémentaires. Cependant, la plupart de l’audience à un exposé de colloquium standard en profite peu. Probablement qu’elle est perdue au bout de 5 minutes, et pourtant elle reste assise en silence pendant les 55 minutes restantes. Ou peut-être qu’elle perd rapidement son intérêt parce que l’orateur plonge dans des détails techniques sans présenter la moindre raison de les étudier. A la fin de l’exposé, les quelques mathématiciens qui sont proches du domaine de l’orateur posent une question ou deux afin d’éviter l’embarras.

Les adversaires ont bien été réduits au silence ! Mais ainsi la rigueur est victime de son succès : elle crée le silence non parce que tout le monde est convaincu de la justesse des preuves, mais parce que la plupart des auditeurs sont perdus au milieu de tant de rigueur. Comme les pauvres élèves des écoles frustrés par les maths. Est-ce réconfortant d’apprendre que les mathématiciens professionnels peuvent ressentir le même sentiment ? Même les plus célèbres, tels Thurston, lauréat de la médaille Fields!

D’où vient ce problème ? L’article de Thurston dont est tiré le texte précédent est justement consacré à cette question, et l’examine avec beaucoup de finesse. J’en recommande vivement la lecture. Je ne le paraphraserai point ici, mais j’indiquerai quelques points qui me paraissent importants sur le métier de mathématicien, dans la mesure où ils éclairent le problème précédent.

Lorsque l’on fait de la recherche, on fait feu de tout bois : on calcule, on dessine, on programme, on discute, on rêve, on s’énerve, on se trompe, on se désespère, on exulte, dans un ordre sans grande rigueur. Mais à la fin il faut présenter ses résultats de la manière la plus précise possible, dans la langue collective du domaine dans lequel on travaille. Ceci peut demander beaucoup d’effort, car la vision développée pendant la recherche peut être extrêmement non-verbale, et de plus non-linéaire, au sens où il n’y a pas d’ordre privilégié dans lequel présenter les structures et les phénomènes étudiés.

Pour que ces résultats soient intégrés dans la conscience collective, il faut un travail d’analyse sophistiqué de la part d’autres mathématiciens, qui décortiquent les travaux de leurs collègues, les reformulent dans leur propre langage, les simplifient. Ce travail se fait souvent en petites équipes de personnes intéressées par le même sujet, dans ce que l’on appelle des groupes de travail, ou dans des séminaires. Il ne donne pas lieu à publication. Mais il est essentiel pour la compréhension des résultats de la recherche et pour leur diffusion.

Cette diffusion serait bien sûr accélérée si les chercheurs eux-mêmes accordaient plus de temps à l’explication de leurs travaux dans un langage plus intuitif, pouvant être compris par des chercheurs se trouvant à l’extérieur de leur spécialité. Il y a heureusement des chercheurs qui font de grands efforts en ce sens. Mais il y a encore beaucoup à faire pour développer la conscience que ce travail est nécessaire, et que s’il n’est pas fait, beaucoup de résultats sont perdus ou redémontrés un grand nombre de fois, faute d’avoir été présentés dans une forme leur permettant d’être compris à une échelle plus large. Cet effort ne se traduira pas par plus d’articles de recherche : il s’agit d’un effort d’enseignement à haut niveau. Qui ne peut être fait que par les chercheurs eux-mêmes, et à la condition qu’ils y prennent plaisir.

Pour cela, l’enseignement ne doit pas être ressenti comme une punition !!!

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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