La tentation de la concision absolue

Tribune libre
Publié le 13 octobre 2017

Ce qu’incarnent les poèmes d’un mot évoqués par Borges, c’est une recherche de la concision pour décrire avec le moins de mots possible une partie toujours plus grande du monde…

La tentation de la concision absolue

Plusieurs nouvelles de Jorge Luis Borges proposent des objets totalisants tels que l’Aleph, une petite sphère dans laquelle on voit l’univers entier. Plusieurs sont de nature littéraire. La bibliothèque de Babel contient tous les livres imaginables de quatre cent-dix pages 6On peut en trouver une approximation en ligne : http://libraryofbabel.info/. À la fin de la nouvelle éponyme apparaît un livre « de format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces » : toute la littérature humaine passée et à venir pourrait donc être recueillie dans ce volume. Quelques années plus tard, « Le livre de sable » en offre une variante.

« Le miroir et le masque » conte une histoire en trois temps. D’abord, un poète déclame sa plus belle œuvre à un roi qui le récompense par un miroir d’argent et lui en commande une autre. Un an plus tard, le poète revient avec un poème encore meilleur qui lui vaut un masque d’or et une nouvelle commande. La troisième année, le poète pâle chuchote un vers à l’oreille du roi qui somme le poète de se tuer, rend sa couronne et finit sa vie en vagabond : une telle puissance littéraire était insupportable. « La parabole du palais » et « Undr » évoquent également des poèmes d’un seul vers ou même d’un seul mot qui concentrent toute la littérature.

Bien sûr, il y a là un paradoxe : faire tenir la littérature dans « le Mot qui résume l’univers », c’est annihiler la littérature ! Cela nous renvoie à l’œuvre silencieuse « 4′33″ » du musicien John Cage ou au Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch. Il n’en reste pas moins que le thème de la concision absolue est récurrent chez Borges. La compacité de ses œuvres et sa façon de revenir sans cesse sur un petit nombre de thèmes suggèrent que c’était une sorte d’idéal.

D’un certain point de vue, les mathématiciens suivent eux aussi cet idéal de concision. Jean-Pierre Kahane présente les axiomes comme un élixir de pensée : quelques propositions qui concentrent tous les concepts et permettent (par dilution, pourrait-on dire) de développer la théorie entière. Cinq axiomes suffisaient à Euclide de retrouver toute la géométrie du monde environnant7 Comme l’a remarqué David Hilbert, à l’aune des exigences formelles du XXe siècle, il fallait en fait en ajouter quelques-uns.. Pour décrire le paradigme dans lequel (presque) toutes les mathématiques actuelles sont développées, il suffit de la petite dizaine des axiomes de Zermelo-Fraenkel – et le reste peut prendre place 8L’un des axiomes est en fait une famille infinie d’axiomes. Cela donne un cadre formel qui contient en puissance, mais en puissance seulement, toutes les mathématiques. !

Dans un esprit un peu différent, la formule de Stokes 9C’est l’occasion de vanter le roman éponyme de Michèle Audin. Voir cette note de lecture. permet en neuf symboles de calculer des surfaces et des volumes, des grandeurs physiques variées, mais aussi des invariants abstraits de variétés différentiables
$$\int_{\Omega} \mathrm{d}\omega=\int_{\partial\Omega}\omega.$$

Pour que tant d’information soit contenue dans si peu de symboles, on imagine bien qu’il a fallu un processus de concentration analogue à celui que décrit Kahane. William Boyd illustre cette idée dans Brazzaville Plage. Le mari de l’héroïne est un mathématicien qui cherche à découvrir une formule pour décrire le chaos. À la fin du roman, il parvient à ceci : \(z^2+c\). Cela évoque les travaux de Gaston Julia et d’autres 10C’est l’occasion de vanter le livre d’histoire Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de 1918 et après… de Michèle Audin. Voir cette note de lecture., repris et popularisés par Benoît Mandelbrot, sur les fractals. Même si ce procédé pour fabriquer du chaos ne capture pas la théorie entière, c’est néanmoins une façon percutante de l’appréhender en quatre symboles à peine (et quelques dizaines de pages de sous-entendus).

Ce qu’incarnent les poèmes d’un mot évoqués par Borges, c’est une recherche de la concision pour décrire avec le moins de mots possible une partie toujours plus grande du monde : même s’il est voué à l’échec, ce mouvement résonne en mathématiques.

Références des textes de Jorge Luis Borges

  • « La bibliothèque de Babel » in Fictions (Ficciones, 1944), trad. Roger Caillois, Nestor Ibarra et Paul Verdevoye, Gallimard, 1951.
  • « L’Aleph » in L’Aleph (El Aleph, 1949), trad. Roger Caillois et René L.-F. Durand, Gallimard, 1967.
  • « La parabole du palais » in L’auteur puis L’auteur et autres textes (El Hacedor, 1960), trad. Roger Caillois, Gallimard, 1965.
  • « Le livre de sable », « Le miroir et le masque » et « Undr » in Le livre de sable (El Libro de arena, 1975), trad. Françoise Rosset, Gallimard, 1978.

Post-scriptum

Le site de la conférence PopLang.

Ce texte appartient au dossier thématique « Maths et langage ».

ÉCRIT PAR

Jérôme Germoni

Maître de conférences - Institut Camille Jordan, Université Lyon 1

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Commentaires

  1. Carlo
    octobre 13, 2017
    7h00

    Quarante-deux.

    Merci de cette riche collection de citations littéraires sur la recherche d’une concise expression qui puisse condenser le sens du tout dans une poignée de mots, analogues aux formules mathématiques ou aux postulats d’une théorie déductive.
    Et merci de cette charmante idée de resonance entre poèmes et mathématiques, qui nous fascinent parce qu’elles semblent avoir le pouvoir magique de donner des fruits inattendus, comme une lampe d’Aladin ou comme une graine d’arbre.
    Vous avez oublié la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste, dans Le Guide du voyageur galactique par Douglas Adams.
    En revenant aux questions sérieuses, les physiciens aussi ont parfois la tentation de la concision absolue, comme cette image nous montre.
    Mais le grand physicien américain Richard Feynman dans une belle leçon ( lisez 2-1 ) nous a enseigné que comprendre le comportement du monde réel demande bien plus que l’habileté de resoudre une équation.
    Ainsi le charme de la vie et le mystère de l’âme humaine ne peuvent pas etre condensés dans peu de mots, mais ils demandent l’oeuvre entière de nos Homer, Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare, La Fontaine, Maupassant, Rolland, Camus, beaucoup d’autres… et l’expérience d’une vie.