La vie comme œuvre : littérature et mathématiques-libres parcours

Tribune libre
Écrit par Joël Merker
Publié le 9 août 2009

Dans ses cours au Collège de France des années 1978-1979 et 1979-1980 présentés et annotés par Nathalie Léger (Seuil, Paris, 2003), Roland Barthes propose pour l’écrivain — pour le mathématicien aussi — de « faire de sa vie une œuvre, d’en faire son Œuvre » et il expose toutes les difficultés qu’on peut avoir à entrelacer le travail de la pensée à la vie commune de tous les jours.

Nous emprunterons à Barthes sa démarche et reproduirons quelques citations étonnantes qu’il a butinées dans le corpus classique de la littérature française ; nous en insérerons aussi d’autres, récolte de nos propres lectures.

Vivre pour écrire

Certains peuvent penser que l’art est la forme de vie de ceux qui en réalité ne vivent pas. Pourtant, un poète ne doit pas renoncer à la vie ; tout au plus est-ce la vie qui se charge de l’éviter. Antonio Tabucchi, citant de mémoire Eugenio Montale.

En mathématiques, comme en littérature, la plus grande partie du temps de travail journalier consiste à écrire, ou plus exactement à œuvrer pour écrire, à œuvrer pour coucher ses idées sur le papier, à mettre en forme ses résultats pour les transmettre dans un langage « lisible ». Or rien n’est plus difficile que d’ écrire, en mathématiques, surtout si l’objectif principal est de bien écrire. Car en mathématiques, un art poétique syncrétique doit gouverner la mise en forme dans son ensemble (définitions, lemmes, propositions, théorèmes, calculs, illustrations, légendes, etc.), de manière à satisfaire simultanément une exigence d’élégance « littéraire », c’est-à-dire une recherche de la distinction dans le langage de l’esprit ou encore une quête du raffinement dans la pensée visible, tout en respectant absolument le devoir de rigueur scientifique et de précision technique.

Ce qui aggrave, chez Flaubert, la souffrance de l’enfantement littéraire, c’est qu’il porte jusqu’à l’extrême les conséquences de ses théories de l’art objectif et poursuit avec acharnement un style « qui serait rythmé comme le vers et précis comme le langage des sciences ». Georges Dumesnil.

Être résolument lect-acteur

Ces deux exigences presque antagonistes : viser la limpidité littéraire et expliciter toute la technicité mathématique, travaillent donc le style dans ses hésitations permanentes. Binôme de torsion, ces deux contraintes sous-tendent ainsi la phrase en gestation jusqu’à des formulations plus ou moins stabilisées. Pour accentuer la difficulté d’être satisfait de ce que l’on écrit (car on ne l’est jamais), l’« électronisation » des textes transforme potentiellement chaque lecteur en «  lect-acteur » susceptible de remodeler par lui-même toute phrase que son désir d’absolu dans la pensée lui fera voir comme imparfaite. Chez certains écrivains, le caractère provisoire et instable des formulations est le premier moteur de l’écriture, toujours fuyante. Leur regard pénétrant détricote malgré eux presque toutes les toiles inachevées.

Ainsi donc à tout le moins, concision, précision, correction, rigueur, justesse, élégance, intuition, et vérité mathématique : tous ces critères doivent être remplis en cohérence. Et c’est précisément là que destin d’écrivain et destin de mathématicien se rejoignent singulièrement : dans l’ œuvrer de l’écriture, exposé aux hésitations, aux affres, et aux découragements. Que nous dit Flaubert de cet état ?

« Le Christ de la littérature »

La tête me tourne et la gorge me brûle d’avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé, de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j’en réponds ; mais ça n’a pas été sans mal ! Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 25-26 mars 1854.

Voilà trois semaines que je suis à écrire dix pages ! Je passe des journées entières à changer des répétitions de mots, à éviter des assonances. Le même, à la même, 20 avril 1853.

Flaubert regardait la refonte et la difficulté comme les signes mêmes du talent. Il faisait deux pages par semaine, vingt-cinq pages en six semaines, vingt-sept pages en deux mois. Il s’applaudissait d’avoir terminé en quatre semaines quinze pages et, de juillet à fin novembre, une scène. À chaque instant, dans ses lettres, on relève de pareils aveux. Il y a des milliers de pages, toutes noires de ratures, où on lit jusqu’à huit ou dix rédactions d’un même passage. On reste anéanti devant ce qu’un tel labeur représente de patience, de volonté, d’obstination, et, il faut le dire aussi, de résistance physique. Antoine Albalat.

Algèbres coralliaires

Mais la partie la plus excitante de l’activité de recherche, c’est celle où l’on cherche, le moment de la rêverie libre, des figures multicolores, des calculs bourgeonnants, des tentatives nouvelles, et des intuitions fluides. Pour qui sait jongler avec les équilibres subtils de la pensée, chercher, c’est, la plupart du temps, trouver à coup sûr, trouver quelque chose de neuf, soupçonner des pistes, discerner des idées, entrevoir des résultats nouveaux, rêver de théories systématiques, même s’il ne s’agit pas, évidemment, du Saint-Graal ou de l’hypothèse de Riemann.

Grande plongée dans les profondeurs indéfinies des mathématiques : le corps est fait pour bouger, le cerveau pour explorer. En chasse de formes symboliques : coquillages multiformes, mollusques, poulpes, poissons multicolores, papillons exotiques, éléphants véloces, pattes de dinosaures, gorges de la Lienne, etc.

Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équilibrer ses créations. Elle dépasse la vie végétale. Ses enfantements du premier coup vont jusqu’à la vie animée. Mais ces animaux se parent d’un étrange luxe botanique, des livrées splendides d’une flore excentrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue des fleurs, des plantes, des arbustes ; vous les jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes ont des mouvements ; ces arbustes sont irritables, ces fleurs frémissent d’une sensibilité naissante, où va poindre la volonté. Jules Michelet, La Mer, IV, Fleur de sang.

Growing forests of computational polyps

For us, the challenge is to control everything in a sea of signs. Computations are to be organized like a living giant coral tree, all part of which should be clearly visible in a transparent fluid of thought, and permanently subject to corrections. Indeed, it often happens that going through a problem involving massive formal computations, some disharmony or some incoherency is discovered. Then one has to inspect every living atom in the preceding branches of the growing coral tree of computations until some very tiny or ridiculous mistake is found. In addition to making easy the reading, a perfectly rigorous way of writing the formal identities which respects a large amount of virtual conventions facilitates to reorganize rapidly the coral tree after a mistake has been found. The accumulation of new virtual conventions, all of which we cannot speak, constitutes another coral meta-tree and another profound collection of tricks. J.M., Acta Appl. Math.2006. 2Forêts de polypes computationnels en croissance :

Pour nous, le challenge est de tout contrôler dans une mer de signes. Les calculs doivent être organisés comme un arbre corallien géant, dont toutes les parties devraient être visibles clairement dans un fluide transparent de pensée, et soumises à correction de manière permanente. En effet, il se produit souvent que lorsqu’on traite un problème qui implique des calculs formels massifs, des disharmonies ou des incohérences soient découvertes. Alors on doit inspecter chaque atome qui vit dans les branches précédentes de l’arbre corallien grandissant de calculs jusqu’à ce qu’une erreur minuscule ou ridicule soit trouvée. En plus de faciliter la lecture, une manière parfaitement rigoureuse d’écrire les identités formelles qui respecte un grand nombre de conventions virtuelles aide à réorganiser rapidement l’arbre corallien lorsqu’une erreur a été trouvée. L’accumulation de nouvelles conventions, dont nous ne pouvons parler en totalité, constitue un autre méta-arbre corallien et une autre collection profonde d’astuces.

J.M., Acta Appl. Math. 2006.

Conquérir des intuitions visionnaires

Ainsi le mathématicien travaille-t-il en quelque sorte à se rendre visionnaire, à créer pour lui-même une certaine forme d’« attraction-propulsion » de sa propre pensée vers l’Inconnu, comme l’exprime par exemple Rimbaud dans sa Lettre du Voyant (à Georges Izambard, le 13 mai 1871). La recherche en mathématiques, c’est aussi cela : une poïétique imaginative (provoquée) de la mentalisation conceptuelle.

Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout et je ne saurais presque vous expliquer. Lettres de la vie littéraire d’Arthur Rimbaud.

Babel idéale

Soit un après-midi, soit une journée ou soit même une semaine tout entière que l’on avait libérée pour se lancer dans le travail libre et plein de bonheurs espérés, par exemple : pour travailler à la rédaction d’une démonstration, pour avancer un calcul de longue haleine, ou mieux encore — plaisir mathématique suprême — pour se mettre à lire en parallèle plusieurs ouvrages que l’on déploie sur son bureau en compagnie de plusieurs articles sélectionnés que l’on désagrafe méticuleusement et que l’on étend aussi devant soi. Nous commençons alors à pénétrer un sujet inconnu en comparant comme un stratège les discours que ces diverses sources, lues en diachronie, parviennent à élaborer face aux « résistances mathématiques fertiles ».

Dans ces fragments de Tour de Babel que nous échantillonnons comme un enfant surpris par leur beauté minérale, et que nous commençons alors à déchiffrer en rêvant légèrement, lentement, les signes très problématiques de la réalité idéale des mathématiques se révèlent progressivement à nous, quelle que soit l’époque à laquelle ont vécu leurs divers auteurs, maintenant si proches de nous en pensée à travers leurs siècles lointains.

Presque comme s’il s’agissait de délicieux filets de féra du Lac de Joux « servis sur table » à l’Hôtel-Restaurant Les Trois Suisses aux Bioux dans la Vallée de Joux, ces textes ouverts écrits par des mathématiciens qui ne se sont jamais connus se parleront aujourd’hui devant nous — pour nous seulement — et ils se répondront sur cette table-là, ce sera la magie, et ce sera splendide comme un survol aérien du lac de Joux saisi par l’embâcle, un jour de grand beau temps, après une 39ème Traversée du Massacre réussie.

Haine du courriel : l’addiction consentie

Mais voilà : tout perturbe et fait obstacle. Car hélas, il se produit souvent un ou plusieurs événements qui brisent sans pitié de tels projets d’émancipation idéale de la connaissance. «  Pour une poignée d’électrons indésirables » et comme dans une scène de mauvais western, voilà que notre « boîte de mails » dégaine et se rappelle à nous.

Premier exemple de temps intercepté

Un courriel reçu ce jour-même annonce l’acceptation d’un article que l’on avait soumis pour publication il y a plus de 15 mois, mais sous réserve de modifications. Cette fois-ci, outre les inévitables micro-corrections pointilleuses, le rapporteur se fend, quant à un lemme central, d’une heureuse suggestion de réorganisation et d’amélioration. « Mince alors, qu’est-ce qu’il est perspicace, ce rapporteur-là ! Qu’il en soit remercié. »

Toutefois, cet heureux événement imprévu va bien nous contraindre à consommer quelques jours de travail afin de réorganiser l’article ! Heureuse nouvelle, certes, mais ce projet de publication vieux d’un an et demi n’est-il pas aujourd’hui devenu un trublion indésirable ? Un rejeton qu’on avait oublié ? Ne s’insinue-t-il pas aujourd’hui dans une autre idylle mathématique à peine naissante qui semblait tout juste commencer ? La raison « raisonnable » voudrait que la semaine que l’on avait libérée soit en fait intégralement consacrée à la reprise de cet article … mais d’autres « soucis » se déclarent du même coup et ils briseront sans plus de pitié ce sous-projet qui aurait quand même pu devenir quelque peu désirable malgré tout.

Deuxième exemple de temps retranché

Un vrai courrier en papier et sous enveloppe ambrée émanant des Mathematical Reviews soumet à la recension un magnifique article de Gregor Fels et Wilhelm Kaup qui classifie les hypersurfaces uniformément Levi-dégénérées de \(\mathbb{ C}^3\) via une approche « théorie algébrique de Lie à la main », sans passer par la construction d’une connexion au sens d’Élie Cartan. Quatre-vingt deux pages à Acta Mathematica. C’est un honneur, on se démènera pour rédiger une recension à la hauteur du résultat. Mais combien de jours seront intégralement consacrés à cette tâche essentiellement secondaire ? Cinq jours, dix jours ? Où loger ce temps-là ? Quand donc débloquer ces jours ? Quel retard feront-ils prendre sur l’ œuvre en cours qui n’arrive même plus à démarrer ?

Troisième exemple de tentation à la dispersion

Invitation en juillet 2009 au Japon, encore par courriel. Mais au mois de juillet, dans l’idéal, c’est la solitude fertile, le rêve de réalisation, la joie d’une production continue. Que décider ?

Quatrième exemple : le devoir kantien du séminariste

Un autre courriel confirme un exposé (annoncé sous réserve il y a deux mois) de Mikhael Gromov à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, et cela, dans trois jours précisément ! Impossible de le manquer ! Toutefois, avec l’accumulation de ces perturbations, toutes les prévisions de travail, maintenant compromises, sont à revoir.

Cinquième exemple : monocratie trouble-fête par omnidespotisme

« Last but not least », cet après-midi, il faudra (encore) manifester. Impératif catégorique, sommation à la mobilisation. Pour l’honneur, pour la dignité, pour défendre cette liberté de pensée si chèrement acquise, depuis le siècle des Lumières, sur toutes les gouvernances. Mais cette liberté est de plus en plus clairement menacée par un effet de mode ultra-consumériste et anti-intellectualiste entretenu par les tensions ubiquitaires de la compétition économique internationale.

Votre discours contient des contrevérités flagrantes, des généralisations abusives, des simplifications outrancières, des effets de rhétorique douteux, qui laissent perplexe tout scientifique. Vous parlez de l’importance de l’évaluation, mais la manière dont vous arrivez à vos conclusions est précisément le type de raisonnement hâtif et tendancieux contre lequel tout scientifique et évaluateur rigoureux se doit de lutter. Wendelin Werner.

Prédation procréatrice versus prédation destructrice

Cette compétition économique est certes aussi naturelle, animale et sauvage que le monde écologique des écosystèmes eux-mêmes (qui sont durablement menacés). Mais elle est incapable (pour l’instant) de se structurer autrement que par des liens de (d’auto-)prédation forte.

Faites donc plutôt des mathématiques ! L’espace de prédation y est infini sans qu’on n’y détruise rien, le gibier y sera toujours magnifique, et Internet relaiera toutes vos découvertes.

En mathématiques, la « prédation » est procréatrice, jamais destructrice.

Et comme le disait notre cher et regretté Adrien Douady :

« Les mathématiques doivent être un outil de liberté »

n’en déplaise à toutes ces rhétoriques flamboyantes et dirigistes qui s’insinuent dans nos journées de travail et polluent nos méditations, alors que ce dont elles « parlent » :

défis transversaux et stratégie nationale de recherche et d’innovation ;

comités de pilotage de la politique scientifique ;

être proactif (sic) dans la montée en puissance des acteurs de site que sont les universités et clarifier le périmètre d’action du CNRS ;

avoir un outil stratégique de vision prospective des besoins en termes de détection et de gestion (sic) des talents ;

ce partenariat stratégique devra aussi être plus sélectif (on commence à comprendre)…

est infiniment plus simple que ce contre quoi notre esprit de mathématicien et de penseur se débat tous les jours. Oui, nous mathématiciens, nous penseurs, nous combattants de la connaissance abstraite, devons réaffirmer haut et fort l’autonomie absolue du monde idéal que nous construisons sans relâche.

« Abriter une aristocratie intellectuelle qui ne soit pas cooptée par la naissance ou par l’argent »

Rendre des comptes à la Société ? Nous, les plus haut perchés, alpinistes aux sommets de l’intelligence, alors que ni la finance internationale ni la gabegie footballistique ne rendent absolument aucun « compte » à la Société qu’elles dépècent ?

Le point de vue techno-populiste s’exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l’épicier du coin et du chef comptable — « un sou est un sou » — et la spiritualité administrative — autrefois un peu plus ambitieuse — de l’inspecteur des finances.

Ces deux spiritualités marchent désormais main dans la main, sûre de leur bon droit, distribuant des ultimatums : « À quoi servez-vous ? Vous devriez avoir honte d’être aussi abstraits, aussi élitistes », agacées, sinon exaspérées, par toute activité qui ne se laisse pas enfermer dans un horizon borné de chef comptable et apparaît donc comme un défi insupportable à la misère du «  pragmatisme » contemporain dont aime à se réclamer le techno-populisme. Nous touchons ici un point sensible de sa tartuferie : se sentir insulté par tout ce qui le dépasse et dénoncer comme « élitiste » toute démarche un tant soi peu éloignée des affairements de l’« homme de la rue » — de ce qu’il est convenu d’appeler le « sérieux de la vie » — et de la niaiserie de son « vouloir-communiquer ».

C’est pourquoi, pour nos « démocrates » techno-populistes, l’enseignement coûte toujours trop cher puisque de toute manière la crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan.

Une connaissance même sommaire de pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou la France montre pourtant que les périodes les plus brillantes de leur histoire ont toujours résulté d’une capacité à aménager des espaces à l’abri des pressions de la demande sociale immédiate, des hiérarchies en place, et donc aptes à recueillir de nouveaux talents sans distinction de classe, bref à abriter une aristocratie intellectuelle qui ne soit pas cooptée par la naissance ou l’argent. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marché, 1998.

Interlude allusif

Rivalité, conflit entre le monde, la vie et l’Œuvre. Distraction, divertissement, diversion, dérangement, déconcentration : en permanence, le non-essentiel s’immisce dans les vrais travaux d’envergure. Le blog : la glu. Internet : l’engrenage futile ? C’est là toute l’opposition (dialectique) entre occupation fondamentale et perturbation discontinue de la pensée. Une échappatoire est-elle possible ? Tour d’ivoire, isolement, méditation ? Leurre que tout cela ?

Vita Nova

L’idée de l’œuvre, dit Roland Barthes, est liée à l’idée d’une rupture radicale de la vie, d’une Novation du Genre de Vie, de l’Organisation d’une vie nouvelle : Vita Nova, ou Vita Nuova. Fantasme de rupture, se libérer, changer de vie (mathématique), se débarrasser des cellules mortes, éliminer les piles d’articles obsolètes, purger ses étagères, sélectionner ses livres, rajeunir ses lectures, s’offrir des semaines de méditations inédites, créer en soi et pour soi de la nouveauté, totale, grandiose, absolue.

Rompre intellectuellement avec l’ancienne vie, c’est s’imaginer, au prix d’un arrachement total et à condition de faire choix d’une solitude fertile, que l’on pourra produire de la pensée à plein régime, que l’on pourra écrire des textes à plein temps. Empiler librement des montagnes de manuscrits !

Autre sous-fantasme de Rupture de Vie : faire ses adieux ; c’est ce que fit réellement Proust avant d’entrer en retraite pour se consacrer à son Roman ; le 27 novembre 1909, il loua trois loges au Théâtre des Variétés pour la représentation du Circuit, comédie de Feydeau et de Croisset, et y invita ses amis, en forme marquée d’adieu : fête pour entrer dans un livre — et non pour sa publication. Roland Barthes, op. cit. p. 283.

Exercice intercalaire

Pour quelles raisons profondes aucun texte de mathématiques ne passe-t-il au rang de classique immortel qui est universellement lu, étudié et référencé ? Mathématiques, soyez jalouses de la littérature !

À l’écart de l’agitation : temps lisse, rêverie, méditation

Ce qui est désiré dans la Vita Nova associée à la réalisation de l’Œuvre, dit Roland Barthes, c’est une très grande lissité de la temporalité quotidienne. Discipline de la régularité indéfinie du temps d’action orienté vers l’écriture. Contre toutes les tentations de mondanité, de convivialité et de communication, l’écrivain doit donc se lier à un temps propre et sans aspérité, sans dérangement. Il doit opter pour le temps ouvert et dilatoire contre la tentation de pactiser avec le temps planifié et fermé. Ce temps d’un ordre nouveau, créé en protection, sera réservé au pour-soi de la pensée entièrement consacrée à l’œuvre. Car la non-agitation du temps est absolument essentielle à l’agir tectonique de la méditation métaphysique. L’écrivain doit chercher à s’enchaîner à un devoir d’écrire qui le dépasse. Temps lisse donc, sans butée, sans échéance, sans rendez-vous, sans « choses à faire », dit Roland Barthes, et sans rien qui viendrait compromettre La Chose à faire.

Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires ; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie [expression admirable] dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir. Châteaubriand, « Préface testamentaire », Mémoires d’Outre-tombe.

Souvent je me jette dans un petit bateau que le receveur m’avait appris à mener avec une seule rame ; je m’avançais en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jusqu’au tressaillement, et dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’était peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. Jean-Jacques Rousseau, Île Saint-Pierre, Lac de Bienne.

Canevas de visions

Voici comment Pierre-Marc de Biasi (Génétique littéraire, ITEM, CNRS, ÉNS) décrit la manière dont Flaubert travaillait par rêveries dirigées et projections imagées afin de créer un canevas de visions préparatoires à son travail de la prose.

L’écrivain projette mentalement son histoire, enchaîne les séquences, dresse les décors, forme des hypothèses sur la psychologie de ses personnages et la structure du récit. Au cours de cette période qui peut durer quelques jours ou quelques semaines, Flaubert « travaille » généralement allongé sur son lit, confortablement installé sur le dos, les yeux au plafond : c’est ce qu’il appelle « rêvasser ». De temps en temps, il se lève d’un bond pour prendre une ou deux notes télégraphiques sur un détail aperçu ou sur une expression qui lui est venue et qu’il ne voudrait pas oublier, ou pour aller consulter un ouvrage — texte ou iconographie — dans lequel, il en est sûr, se trouve un élément essentiel pour valider ou relancer sa rêverie. Puis il retourne s’allonger, ou se carre dans son fauteuil, devant la croisée, les yeux noyés dans le lointain, en laissant se reconstituer derrière ses pupilles la familière procession des images. Le travail de conception se poursuit, et Flaubert reprend inlassablement ses séances de projection mentale jusqu’à ce qu’il parvienne à voir nettement se dérouler le « film » du récit, plan après plan, séquences après séquences.

Place maintenant au combat indéfini de l’écriture

Telle de la limaille de fer aimantée, l’Idée qui s’in-forme vibrionne, irradiée toujours d’imperfections morphologiques. Des polypes de questions se hérissent, s’enracinent et se nourrissent du décalage perpétuel qui les déchire. Chacune des poussières métalliques qui constituent une phrase exige plusieurs opérations de chirurgie scripturale, jamais définitives, toujours soumises à révision. Sans nécessairement produire des virtualités d’ordre supérieur dans les moments de gestation, l’électronisation des textes décuple leurs dislocations.

Des dizaines de petits drapeaux pulvérulents, désarticulés et en partie invisibles palpitent sous le spectre zénonien du discontinu absolu des syllabes. Quel que soit le support, c’est en poussant une à une lentement des billes de mercure éclatées que la pensée bascule vers de l’irréversible orchestré. Avec ce stylet infime qui laboure le clavier, l’esprit en chrsysalide concocte ses métamorphoses.

Acupuncture querelleuse

Dès le stade embryonnaire, cribler le texte écrit de fléchettes interrogatives, questionner, attaquer, reprendre, et toujours : s’insatisfaire, jusqu’à ce que mots et symboles mathématiques se transforment en une multiplicité organique de petits détonateurs maîtrisés qui éclatent en une pétarade continue d’explosions intuitives.

Virtualités par maintien des indécisions

À la plume, au stylo ou sur clavier chaque lettre, chaque mot, chaque groupe, chaque phrase, chaque paragraphe doit rester « nu d’indécision ». Des tiroirs amovibles ensorcelés palpitent dans tout texte en gestation. Ratures, brassages, coupes, refontes, reprises, pivotements : ni l’écriture ni les registres informatiques ne sont assez puissants pour corporéiser les virtualités de l’écriture. Seule notre « cervelle » corporéise cette complexité. La rature lutte contre et avec l’aide du temps.

Un jour de séminaire, au square Rapp, Barthes avait prononcé cette formule limpide et énigmatique : « la littérature, c’est la rature ». […]

À la fiction du génie qui produit dans l’instant et sans effort par la seule mise en œuvre de ses facultés, la rature oppose les réalités d’un travail intellectuel qui implique l’effort et la durée : un investissement dans le temps, un processus de recherche et de transformation qui reconnaît l’existence de problèmes à résoudre et de difficultés à surmonter, une représentation de l’activité artistique dans laquelle la dimension technique et érudite occupe, à côté du talent personnel et de l’intuition, une place non négligable. Pierre-Marc de Biasi, Qu’est-ce qu’une rature ?

Piocher furieusement

Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple. Il me tarde de m’y mettre et de piocher furieusement cet automne … Gustave Flaubert, Lettre à Caroline, 17 août 1876.

ÉCRIT PAR

Joël Merker

Professeur - Université Paris-Saclay

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