Lanceurs d’alerte ?

Tribune libre
Publié le 17 novembre 2012

Savez-vous ce qu’est un « lanceur d’alerte » ?

Comme l’indique Wikipédia, c’est

une personne ou un groupe qui estime avoir découvert des éléments qu’il considère comme menaçants pour l’homme, la société, l’économie ou l’environnement et qui, de manière désintéressée, décide de les porter à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, parfois contre l’avis de sa hiérarchie.

Les exemples ne manquent pas de lanceurs d’alerte (voir le site de Wikipédia cité plus haut par exemple). Très préoccupant est le cas, fréquent, de lanceurs d’alerte qui ont émis des réserves ou de sévères mises en garde et qui, non seulement n’ont pas vu leur alerte prise en compte, mais aussi ont été soumis à toutes sortes de pressions et répressions (allant jusqu’au licenciement ou aux menaces d’exactions physiques) pour avoir dévoilé les dangers de telle découverte, de tel produit chimique couramment utilisé ou de telle technique dont la dangerosité était niée de manière persistante.

Les mathématiciens peuvent-ils être des lanceurs d’alerte ? et quels dangers courent-ils alors ?

L’utilisation abusive de concepts mathématiques est relativement classique mais souvent quasiment sans conséquence dans la vie courante (que l’on pense à « l’affaire Sokal » ou au livre de Sokal et Bricmont dénonçant ce genre d’abus ; les lecteurs, grâce à leur moteur de recherche favori, trouveront et les détails de cette affaire et les références de ce livre intitulé Impostures intellectuelles. Ils pourront aussi avoir une vision plus générale de ces questions en lisant par exemple cet article de Christian Ghasarian).

En revanche les mathématiciens peuvent (et doivent) intervenir lorsque des outils mathématiques sont utilisés à mauvais escient ou pire avec la volonté de tromper le lecteur. Un exemple récent a été la controverse sur des travaux de G.-É. Séralini (et al.). Les lecteurs se souviennent qu’il s’agit d’un article paru dans une revue avec comité de lecture sur la dangerosité d’un maïs génétiquement modifié. L’article se trouve ici ou . On peut lire par exemple à ce sujet un article dans Images des Mathématiques, une réfutation par « l’Académie des Sciences » de l’étude de Séralini (ou plus précisément une réfutation par « six académies scientifiques », sic : il s’agit en fait « d’un groupe d’une douzaine de personnes prétendant représenter six académies [qui a] décidé d’un communiqué commun sans débat », ce groupe ne comprenant pas le seul statisticien de l’Académie des Sciences) et une réplique cinglante de cent quarante scientifiques, dont on parle, curieusement, beaucoup moins…

Aussi une initiative récente sous la forme d’une proposition de loi (comme il en existe dans de nombreux pays) sur l’indépendance de l’expertise et la protection des lanceurs d’alerte est-elle la bienvenue. Encore faudra-t-il que, s’ils sont consultés sur un point précis dans un tel cadre, les mathématiciens en débattent sereinement… et scientifiquement.

ÉCRIT PAR

Jean-Paul Allouche

Directeur de Recherche émérite - CNRS - Institut Mathématique de Jussieu-PRG

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Commentaires

  1. Jean-Paul Allouche
    novembre 21, 2012
    16h25

    Cher Stéphane,

    Merci pour tes commentaires. La SME (l’EMS) envisage(ait) de créer un comité sur le prix des revues et sur le prétendu « open access » (voir à ce sujet ce billet et les liens qu’il propose ; ce n’est pas un problème indépendant, puisque le système auteur-payeur peut aller à l’encontre de principes éthiques), mais pas sur le point que tu indiques. C’est une idée que l’on devrait en effet suggérer. Notons que —bien qu’un peu différentes— les préoccupations de l’association Pénombre vont dans une direction voisine. Et aussi, dans une certaine mesure, mais beaucoup moins systématiquement mathématique, la chronique Désintox de Libé. La création d’un comité spécialisé de mathématiciens professionnels serait vraiment bienvenue.

    • Aurélien Djament
      novembre 22, 2012
      16h34

      « le statisticien fournissant une probabilité d’erreur, jamais nulle » : en sus, il convient d’ajouter que la probabilité d’erreur indiquée par le statisticien suppose que la réalité dont on parle suit un certain modèle statistique, ce que les mathématiques ne peuvent structurellement pas démontrer ! Cela me semble constituer une restriction encore plus grave aux arguments simplistes sur les « démonstrations » que fourniraient les modèles statistiques (ce qui ne signifie évidemment en rien leur inutilité) que celle d’une probabilité d’erreur faible mais pas nulle.

  2. Stéphane Jaffard
    novembre 21, 2012
    19h12

    Le texte de Jean-Paul évoque pour moi de multiples questions concernant l’épistémologie, et l’éthique. Un peu en vrac, en voici quelques unes :

    Un résultat de nature statistique a-t-il une véracité de même nature qu’un résultat démontré mathématiquement ? a priori, la réponse est non, le statisticien fournissant une probabilité d’erreur, jamais nulle… (mais qui est peut-être parfois plus petite que la probabilité qu’un mathématicien et ses relecteurs se trompent au même endroit dans une démonstration !)

    Un résultat insuffisamment fondé statistiquement en est-il pour autant faux ? nous savons bien que la réponses est non, de même qu’une démonstration mathématique fausse ne dit rien sur le fait que le résultat annoncé soit juste ou faux… mais il me semble que ce sophisme est souvent implicite sous la plume de journalistes, voire même de scientifiques s’exprimant dans les media.

    Un résultat démontré mathématiquement est-il « vrai’’ ? aussi étrange que cela puisse paraître sous la plume de quelqu’un qui pratique les mathématiques, la réponse est souvent… non ! Je m’explique : il y a ici ambiguité sur le mot « vrai’’ La vérité des mathématiques n’est, stricto sensu, que la vérification du fait que certaines hypothèses impliquent logiquement certaines conclusions. En général, le mathématicien ne sait rien dire sur les hypothèses (même si, parfois, le statisticien peut l’aider à vérifier leur forte probabilité). Il s’ensuit souvent des ambiguïtés, ou des malentendus. Pour ne citer qu’un exemple, au moment de la crise financière, certains spécialistes de mathématiques financières, violemment pris à partie, avaient comme ligne de défense que leur métier n’était que de démontrer des théorèmes, et que si ceux-ci étaient vrais, on ne pouvait rien leur reprocher… Certes, mais, s’ils travaillaient avec des hypothèses non fondées, on peut arguer du fait qu’ils induisaient les utilisateurs de leurs résultats en erreur en faisant miroiter la rassurante sécurité de la démonstration mathématique (ces quelques lignes ne résument bien sûr en aucune façon le débat-passionnant-sur les mathématiques financières).

    Ces quelque réflexions indiquent que les mathématiques ont peut-être besoin d’un comité d’éthique, qui permettrait d’animer la discussion autour de problèmes de société où cette discipline intervient de façon de plus en plus cruciale, et permettrait de dégager un consensus autour de « bonnes pratiques’’. Il me semble que, aujourd’hui, aucune instance ne tient vraiment cette place : Le comité de l’EMS (où, précisément, siège Jean-Paul Allouche) :
    http://www.euro-math-soc.eu/comm_ethics.html
    limite ses interventions aux questions d’éthique des publications
    celui du CNRS
    http://www.cnrs.fr/fr/organisme/ethique/comets/index.htm
    n’est pas spécifique aux mathématiques et précise lui aussi qu’il n’est pas compétent sur, par exemple, les points cités ci-dessus, puisque « Le comité n’intervient pas dans les controverses scientifiques’’

    Il me semble qu’il y a ici un manque, qui, de fait, n’est pas pallié non plus par les académies scientifiques, comme le remarque fort justement Jean-Paul, mais qui pourrait l’être si, par exemple, l’EMS décidait d’élargir les compétences de son comité.

    Dans l’exemple que cite Jean-Paul, un tel comité aurait pu organiser une table ronde où de vrais arguments scientifiques auraient été échangés, ce qui aurait (peut-être ?) évité les invectives et arguments d’autorité par media ou blogs interposés.