Langage et numération chez Borges

Tribune libre
Publié le 25 août 2017

L’écrivain Jorge Luis Borges écrit dans « La langue analytique de John Wilkins » (Enquêtes) : « Descartes, dans une lettre datée de novembre 1629, avait déjà noté qu’au moyen du système décimal de numération, nous pouvons apprendre en un seul jour à nommer toutes les quantités jusqu’à l’infini et à les écrire dans une langue nouvelle, qui est celle des chiffres. » Borges décrit au passage le système binaire et évoque la numération dans une base quelconque. Son propos est de mettre en avant la puissance de la numération de position pour décrire de façon systématique et compréhensible tous les nombres. (Le philologue Borges se soucie principalement de nommer mais bien sûr, ce type de numération est efficace aussi pour les opérations arithmétiques. Par contraste, allez multiplier XXXIX par CXVIII (cela fait MMMMDCII), ou pire, MMCDLXXVI par CCXXXIV, qui dépasse le pouvoir d’expressivité des chiffres romains.)

La cohérence de cette numération est soulignée par comparaison à un comptage qui utiliserait une infinité de symboles, un par nombre : cette méthode est pudiquement présentée comme « à l’usage des divinités et des anges », qui peuvent en effet retenir une infinité de noms. Dans la nouvelle « Funes ou la mémoire » (Fictions), Borges est plus direct. Le personnage éponyme est un idiot doté d’une mémoire infaillible : « Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait pas hésité une seule fois mais chaque reconstitution avait elle-même demandé un jour entier. » Or Funes « avait imaginé un système original de numération » où chaque nombre correspond à un signe. « Au lieu de sept mille treize, il disait (par exemple) Máximo Pérez ; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin de fer […]. Au lieu de cinq cents, il disait neuf. » Là, Borges parle d’une « rhapsodie de mots décousus [qui est] précisément le contraire d’un système de numération ». En effet !

Dans les deux textes, Borges rapproche les systèmes de numération du langage pour en souligner le caractère arbitraire et ambigu. « Une fois exclus les mots composés et dérivés », le sens des autres mots est purement conventionnel, de sorte que « toutes les langues du monde sont également inexpressives ». Mais « dans la langue analytique conçue par Wilkins au milieu du XVIIe, chaque mot se définit lui-même. […] Il divisa l’univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles en sous-genres, subdivisibles à leur tour en espèces. Il assigna à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque sous-genre, une consonne ; à chaque espèce une voyelle. Par exemple : de veut dire élément ; deb, le premier des éléments, le feu ; deba, une portion de l’élément feu, une flamme. » Ainsi, « les mots […] ne sont pas des symboles arbitraires et grossiers : chacune des lettres qui les composent est significative, comme le furent les lettres de l’Écriture sainte pour les cabalistes. »

Hélas ! La tentative de Wilkins échoue parce que sa typologie initiale est vaine : les catégories sont vagues et se recoupent. En effet, explique Borges, « il est notoire qu’il n’existe pas de classification de l’univers qui ne soit arbitraire et conjecturale. La raison en est fort simple : nous ne savons pas ce qu’est l’univers. » Malgré tout, nous voulons, il faut (en) parler et cela nous renvoie à l’arbitraire.

Dans « Funes », Borges rappelle une expérience de pensée dans laquelle « Locke, au XVIIe siècle, postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque objet, chaque pierre, chaque oiseau, chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais aussi chacune des fois ou il l’avait vue ou imaginée. » Nommer un objet n’a pas d’intérêt si ce n’est pour le mettre en relation avec d’autres. Mais cet acte de pensée qui consiste à nommer plutôt des catégories que des objets nous rejette dans l’ambiguïté.

L’arbitraire et l’ambigu sont les deux malédictions du langage, conséquences de notre ignorance. Les systèmes de numération semblent s’y soustraire mais n’oublions pas : ils ne constituent pas, et de loin, la totalité du discours mathématique.

 

Références des textes de Jorge Luis Borges

  • « Funes ou la mémoire » in Fictions (Ficciones, 1944), trad. Roger Caillois, Nestor Ibarra et Paul Verdevoye, Gallimard, 1951.
  • « La langue analytique de John Wilkins » in Enquêtes, puis Autres inquisitions (Otras inquisiciones, 1952), trad. Paul et Sylvia Bénichou, Gallimard, 1

Post-scriptum

Le site de la conférence PopLang.

Ce texte appartient au dossier thématique « Maths et langage ».

ÉCRIT PAR

Jérôme Germoni

Maître de conférences - Institut Camille Jordan, Université Lyon 1

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