Le 27 novembre 2008, à la suite d’une projection à Paris du film Chomsky & Cie (2008, Les mutins de Pangée), il y a eu un débat public avec Jean Bricmont, physicien théoricien (ou plutôt physicien mathématicien).
Bricmont est (comme Chomsky), un « scientifique engagé. » (Même si en France on pense d’emblée à Laurent Schwartz, il n’y en a finalement pas tant que ça…) On lui a demandé quel était le rapport entre Chomsky le linguiste et Chomsky l’activiste. Bricmont a évoqué l’analogie (abstraite ?) entre le point de vue de Chomsky sur l’apprentissage des langues chez l’enfant (chaque être humain est doté selon lui d’une capacité innée à construire des phrases grammaticalement correctes) et l’optimisme de Chomsky sur la possibilité des changements politiques et sociaux (chaque être humain étant doté de la capacité de penser de façon critique et ainsi de refuser les dominations).
On pourrait ajouter que Chomsky veut nous faire réfléchir, et non pas penser pour nous. En sciences « dures, » et surtout en mathématiques, nous avons l’habitude de fonctionner comme cela (le professeur ou le directeur de thèse est l’égal de son étudiant, chacun étant capable de trouver une idée nouvelle ou, au contraire, une erreur dans le raisonnement de l’autre, sans censure). Nous en oublierions presque que ce n’est pas la règle commune…
Enfin, comme l’écrivait Francis Marmande (dont le style allusif et jazzistique m’enchante au moins autant que la rigueur des mathématiques, je ne suis pas sûre que Bricmont me suivrait sur ce point) le 17 mai 2007 dans le Monde : « Chomsky se trompe souvent. Voir Voltaire, Sartre ou Foucault ; étudier avec tristesse ceux qui ne se trompent jamais. » Le rapport avec les mathématiques ? Tous ceux qui en ont fait comprendront…
PS : Le titre est bien sûr tiré du Discours de la méthode de Descartes. L’universalité de la raison n’est pas une nouveauté !
21h46
Voici comment Charles Darwin explique qu’il faut noter tout ce qu’on observe (Manuel de l’Amirauté, 1849, page 163, accessible sur la page http://darwin-online.org.uk/content/frameset?viewtype=text&itemID=F325&pageseq=8) :
[A naturalist] ought to acquire the habit of writing very copious notes, not all for publication, but as a guide for himself. He ought to remember Bacon’s aphorism, that Reading maketh a full man, conference a ready man, and writing an exact man ; and no follower of science has greater need of taking precautions to attain accuracy ; for the imagination is apt to run riot when dealing with masses of vast dimensions and with time during almost infinity.
(Un naturaliste devrait prendre l’habitude d’écrire beaucoup de notes, non pas tant pour les publier, mais comme un guide personnel. Il devrait se rappeller l’aphorisme de Bacon « la lecture rend l’homme complet, le débat le rend prêt et l’écriture le rend précis », et aucun adepte de la science n’a plus besoin de prendre des précautions pour atteindre à la précision ; car son imagination pourrait se débonder en traitant de vastes masses et des temps presque infinis).
Je tiens que Chomsky, dans ses interventions politiques, n’agit pas conformément à la règle que posait Darwin, comme garantie de l’esprit scientifique dans les sciences d’observation. Chomsky a une forte tendance à faire entrer toutes les observations dans son schéma politique, et on ne peut qu’avoir un sentiment de honte, quand on repense à a manière dont il a défendu Faurisson.
Je renvoie à un texte connu de Pierre Vidal-Naquet sur le sujet :
http://www.anti-rev.org/textes/VidalNaquet81a/
ainsi qu’à la défense que fait Bricmont de Chomsky dans un article du Monde Diplomatique :
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/04/BRICMONT/15109
Rien n’est plus facile que de prendre connaissance des opinions de Noam Chomsky. Il suffit de lire son site officiel,
http://www.chomsky.info/
et chacun en tirera les conclusions qu’il voudra.
A mon avis, la rhétorique de Chomsky en matière politique rassemble des arguments d’autorité, des énoncés factuels non référencés et une théorie ne tenant compte que des faits qui la confortent et non de ceux qui la contredisent. Je suis ici d’une opinion tout à fait contraire à celle de Viviane Baladi : Chomsky ne veut pas nous faire penser, il veut nous acquérir à ses opinions.
Plus profondément, je pense que les opinions politiques doivent être séparées de la pratique scientifique. Je crois nécessaire d’accepter que X soit à la fois un excellent mathématicien, et que les opinions de X soient considérés comme détestables par 90% de nos concitoyens. Réciproquement, Y peut avoir oublié sa table de multiplication et formuler des théories politiques très éclairantes pour beaucoup de gens.
23h03
La brièveté de mon billet m’ayant conduite à quelques ellipses, je précise d’emblée que j’accepte que X soit un excellent mathématicien tout en ayant des opinions contraires à l’équité, à la justice, à l’humanité, etc. Le premier nom qui me vient à l’esprit est Oswald Teichmüller. Ses opinions politiques étaient d’ailleurs partagées à l’époque par une large fraction de ses concitoyens….
Si je citais Marmande (« Chomsky se trompe souvent. Voir Voltaire, Sartre ou Foucault ; étudier avec tristesse ceux qui ne se trompent jamais. ») dans mon billet, c’est bien
sûr entre autres parce que je pense que Chomsky s’est trompé en appliquant la défense de la liberté d’expression avec trop de rigueur lorsqu’il s’agissait de celle de Faurisson. L’article de Bricmont du Monde Diplomatique que cite Michelle Schatzman explique d’ailleurs fort bien
cette histoire, et le Chapitre IV du passionnant Cahier de l’Herne 88 sur Chomsky (édité par Jean Bricmont et Julie Franck, Editions de l’Herne, 2007, Paris) contient plus de détails.
J’aimerais ajouter que Chomsky défendait la liberté d’expression de Faurisson, ce qui n’est pas la même chose que le soutenir : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ». (Je parierais que Marmande ne mentionnait pas Voltaire par hasard dans sa liste, d’une pierre deux coups…)
En 2004, dans le numéro 102 de la Gazette des mathématiciens, ce n’était pas la liberté d’expression, mais plus banalement le souci d’informer sur la « réalité » des « opinions déplaisantes » qui était invoqué par le comité de rédaction pour défendre le texte de Zeev Schuss paru dans le numéro 101. On se devait de « n’exclure aucun avis », pût-il correspondre à des positions « qui peuvent nous paraître dangereuses, injustes ou absurdes ».
http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2004/102/smf_gazette_102_125-125.pdf
http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2004/101/smf_gazette_101_67-73.pdf