A mon ami et collègue Jean-Claude Douai
Depuis plus de trente ans je vis au milieu d’une drôle de communauté d’êtres vivants : les mathématiciens.
Je les écoute bien sûr lors des conférences et des réunions, mais je les observe aussi très attentivement chaque jour, même après tout ce temps, comme intrigué. En effet, par la force d’un étrange destin personnel, je me suis retrouvé catapulté dans cette communauté, communauté dans laquelle je n’aurais jamais pensé tout jeune atterrir. Je rêvais alors de faire partie de la communauté des réalisateurs de cinéma.
Les mathématiciens. Depuis donc trois décennies j’étudie leurs tics, leurs tocs, leurs tenues vestimentaires et, surtout, leur langage et la drôlerie de celui-ci. C’est un langage spécifique aux mathématiciens, comme tout milieu professionnel possède ses propres terminologies 2Voir également le billet d’Yves Lafont : Petit panorama du vocabulaire mathématique. Mais les mots utilisés en mathématiques rejoignent souvent les mots utilisés dans la vie courante. Les mathématiciens prennent beaucoup de plaisir et de malice à utiliser cette polysémie. Je ne sais pas si les avocats, les dentistes ou les professionnels d’autres domaines s’amusent à détourner leur langage technique pour en faire un langage de communication.
J’ai envie de croire que la communauté des mathématiciens est vraiment spéciale et je vais tenter de vous en donner la preuve, espérant que les lecteurs de ces quelques lignes (surtout non-mathématiciens) se laisseront séduire par ce biais.
Dans ce billet, je joue avec les mots mathématiques comme j’ai vu le faire chez beaucoup de mes collègues et la clé de lecture de celui-ci consiste à se laisser aller d’abord à une première lecture, puis d’aller du côté des mots, de leur définition mathématique, pour en trouver la signification rigoureuse ou sinon, plus simplement, garder l’idée que j’ai voulu m’amuser et tenter d’amuser la galerie…
Tout d’abord, j’ai remarqué que certains mathématiciens sont de véritables athlètes car ils s’intéressent aux extensions de corps. Il ne faut pas croire non plus que tout mathématicien est libre de torsion. Il se peut qu’il cherche un module libre et/ou un module plat dans son corps. Avec ou sans complexes d’ailleurs. Il est clair que s’il veut comprendre ses racines, il ne suffit pas d’en rester au cas réel. Seul l’imaginaire peut le sauver dans certaines situations difficiles. Il arrive alors que se forment des groupes et que certains contiennent des sous-groupes distingués que d’autres appellent paradoxalement normaux. C’est un peu contradictoire, mais c’est souvent ainsi dans une communauté où règne une grande variété. Celle-ci, il faut le dire, n’est pas toujours compacte. Certains s’acharnent donc à chercher des compactifications de toute sorte. Ce qui compte au fond, c’est de s’éclater. Il y a plusieurs types d’éclatements. Ah ! Les éclatements, parlons-en un peu ! Un mathématicien – vous pouvez ne pas le croire – peut s’improviser dermatologue pour les besoins de la cause et éclater des points, criminologue et partir à la recherche de l’assassin d’un anneau – drôle d’affaire ? – ou encore se transformer en assassin lui-même et tuer – en sévissant sans donner aucune souffrance – par passage au quotient tous les éléments qu’il estime négligeables. Il change ensuite son fusil des pôles.
Le mathématicien vit parfois dangereusement. Heureusement qu’il est gagné par le sens de la mesure. Il faut dire qu’il a des valeurs qui, parfois, deviennent absolues, ce qui l’amène à s’intéresser aux éléments entiers. En tout cas, sachez, ses valeurs sont souvent propres !
Si des divisions apparaissent, il veille à ce qu’elles soient toujours harmoniques. Il souffre car il est hanté par la recherche d’un idéal. Il est curieux et pousse alors sa recherche jusqu’aux idéaux premiers. Il est complètement satisfait lorsqu’il atteint l’idéal maximal. Il a alors la sensation que sa vie est complète, sauf s’il recommence à chercher. Mais il est rare qu’il parvienne à localiser un anneau, même muni d’un bon GPS.
Il peut alors plonger dans l’infiniment petit ou s’envoler dans l’infiniment grand. Il a hâte d’explorer ses limites, celles de l’univers dans lequel il est plongé, s’intéresser à la puissance d’un point par rapport à un cercle restreint, viser les grandeurs commensurables et même celles incommensurables. C’est la quadrature du cercle ! Tant pi !
Le mathématicien peut être torturé intérieurement car il ressent parfois un problème d’identité. Une identité quelconque le laisse indifférent mais il ne manque pas de s’émerveiller devant une identité remarquable.
J’ai aussi observé que mes collègues vérifient très régulièrement leur casier : ils guettent le facteur. Je n’ai jamais rencontré cette attitude dans d’autres professions, un si grand intérêt dans la recherche des facteurs. Cette agitation peut certainement engendrer des problèmes de stabilité. Les mathématiciens ont besoin d’une base, j’ai eu le moyen de le vérifier à plusieurs reprises. En tout cas, ils ne manquent pas d’aire ! Si nécessaire, ils peuvent voir la vie sous différents angles et s’aventurer dans d’autres domaines, comme celui de la mode. Un grand mathématicien, qui nous a malheureusement quittés récemment, a même créé sa propre marque de pantalons. D’autres, ont créé leurs propres collections de rubans ou de bouteilles. D’autres encore, sont partis à la chasse avec des arcs pour trouver à la fin un serpent échappé du paradis. D’autres, par crainte de perdre la boule ou se méfiant des courants ont procédé à la fermeture des ouverts. D’autres enfin, ont laissé leurs noms sur des chambres, des immeubles et même des tours.
Il faut dire, et là je m’adresse aux psychologues, que les mathématiciens ont une grande chance : ils ont trouvé, après de longs travaux de recherche, de sacrées formules : les formules des caractères même pour les cas irréductibles. Freud lui-même n’avait pas réussi une telle entreprise ! C’est normal que les mathématiciens cherchent dans ce sens : ils sont souvent en représentation et leur image les préoccupe. C’est une de leurs caractéristiques. C’est pour ça, d’ailleurs, qu’ils font très attention aux formes. Ils préfèrent de loin les formes exactes : déformation professionnelle !
Il ne faut pas croire pour autant qu’un mathématicien pense être le centre de gravité, il est souvent isolé. C’est l’instinct de conservation. Seul dans sa chambre, il médite parfois sur la manière d’épater ses semblables. Certains, naïfs, pensent changer le monde avec une simple trouvaille comme celle d’un cône par exemple, jusqu’à lui donner le nom de cône de révolution ! Non, mais, sans blague. D’autres ont même eu l’idée d’emprunter, en le déformant, – mais j’ai découvert l’intrigue – le nom d’un célébrissime révolutionnaire. Le pauvre est mort et ils sont passés au suivant. Il est testé par mesure de sécurité et on parle ainsi du test du chi2. On ne parle hélas jamais du chi1…
D’autres, plus modestes ont cherché à comprendre plus simplement comment vivre dans cette communauté et ont trouvé d’autres formules : les formules des classes pour les groupes.
Il y en a qui veulent tout simplement la paix, n’aiment pas les troubles et guettent alors sans relâche les diviseurs, n’importe où : sur des courbes, des surfaces, partout où se présente une variété d’individus. Dès qu’ils attrapent des diviseurs, les mathématiciens en question leur donnent leurs noms. Ils n’ont pas froid aux yeux – comme on dit – sauf qu’après, il est souvent temps pour eux de se soigner et de chercher des formules pour les sinus.
Lorsqu’ils se sentent seuls, ils se mettent à trois et cherchent le quatrième : c’est la règle de trois.
Ils n’ont pas peur de perdre la face. Rien ne les arrête pourvu qu’ils arrivent au sommet, mais dans le cas le plus simple ils arrivent à être toujours 2. C’est bien connu depuis le dix-septième siècle.
Ne pensez pas non plus qu’un mathématicien dédaigne les travaux manuels. Combien de fois ai-je entendu, mais peut-être l’orthographe n’est pas la bonne, qu’il cherche un poule bac. Ils ont en effet du mal à le trouver, ils feraient mieux de demander un bac à poules. Mais ça c’est une autre histoire.
Un mathématicien – vous l’aurez compris – a la vie dure. Même s’il ne souhaite pas couper les cheveux en quatre, il peut lui arriver bien pire : couper un angle un trois ! Comment s’en sortir ?
Il faut peut-être regarder les choses sous un autre angle, quitter son chez soi et se perdre dans les champs, parcourir les chemins. S’ils ne figurent pas explicitement sur une carte, faire abstraction de tout atlas, suivre les indices, opérer ensuite une inversion de marche, toujours un lacet dans la poche, à la recherche d’un pôle quelconque.
L’un après l’autre, les mathématiciens formeront une suite, longue ou courte, peu importe. Exacte !