Le langage mathématique dans tous ses états

Tribune libre
Publié le 31 juillet 2017

On entend souvent la réflexion suivante, de la part des élèves, anciens ou actuels : « Les maths c’est du chinois ! » Il est vrai que, fréquemment, les difficultés viennent du sentiment de ne pas comprendre la question, de ne pas saisir de quoi ça parle.

Pourtant les mathématiques utilisent peu de mots inconnus ou spécifiques, comme cela peut être le cas en médecine par exemple. Mais peut-être est-ce justement la raison de cette incompréhension ? En effet le langage mathématique emploie les mots du langage courant, mais en leur donnant un sens un peu différent, ou étendu, ou même parfois franchement autre.

Une fonction continue sur un segment est bornée et atteint ses bornes.

Voilà une phrase qui n’utilise que des mots familiers à l’oreille, et dont le sens reste néanmoins obscur pour un non-mathématicien. Là est tout le paradoxe du langage mathématique.

Développons cette idée sur quelques exemples.

Considérons le mot « partie », « partie d’un ensemble ». Quoi de plus simple ? Ce mot a un sens clair en français : « j’utilise une partie de mes économies pour m’acheter une voiture », ou « j’ai passé une partie de mon week-end à faire des mathématiques ». Seulement voilà, en maths, une « partie », cela peut être l’ensemble tout entier, ou encore l’ensemble vide (c’est-à-dire « rien »). Un élève qui n’a pas passé une seule seconde à faire des mathématiques pendant le week-end peut bien dire, s’il parle « en maths », qu’il a utilisé une partie de son week-end pour faire son devoir de maths… Je doute que son professeur en soit satisfait. Dans ce cas-là, le mot mathématique s’appuie sur le sens du mot français, mais le sens en est élargi, poussé à l’extrême.

Si on s’intéresse aux nombres « complexes », qui sont souvent une source de grandes difficultés pour les élèves de terminale S, et même après, on observe que le mot « complexe » en définitive ne recouvre pas les mêmes sens qu’en français, en tout cas pas les sens les plus courants comme dans l’expression « avoir des complexes » ou dans le sens de « difficile, délicat : une situation complexe ». Il n’est donc pas étonnant que les élèves se bloquent devant ces nouveaux nombres. Le titre même du chapitre leur signale que « ça va être difficile ». La terminologie de « nombres imaginaires » est également très imagée. Elle reflète la difficulté qu’ont eue les mathématiciens à accepter ce concept, qu’on retrouve également chez les élèves. Un grand nombre d’entre eux nous ont confié penser « que ces nombres n’existaient pas ». Ce qui rend délicate leur manipulation…

D’ailleurs, le mot même de nombre prête à confusion : en effet, pour la majorité des gens, les nombres servent à compter. Mais qu’est-ce que cela compte les nombres complexes ? Ce qui est surprenant, c’est ce que dit Stanislas Dehaene dans La bosse des maths : nous partageons en commun avec les animaux, un « organe spécialisé dans la perception et la représentation des quantités numériques ». Mais il s’agit seulement des nombres entiers naturels (d’où une justification du vocabulaire de « naturel » employé pour désigner ces nombres : ils sont vraiment dans notre nature !). Les autres types de nombres, négatifs, rationnels, réels et imaginaires, ne reposent pas sur l’intuition. En quelque sorte, ils n’existent pas dans notre cerveau. N’oublions pas que l’on raconte qu’Hippase de Métaponte fut jeté à la mer pour avoir mis en évidence les quantités incommensurables. Descartes rejetait les « nombres imaginaires » (on lui doit cette appellation) et Morgan les jugeait « dépourvus de sens, ou plutôt contradictoires ou absurdes ». Finalement, on a peut-être raison d’utiliser le mot « complexe » !

C’est en constatant l’impact que le vocabulaire mathématique avait sur la compréhension des élèves que nous est venue l’idée d’écrire un « dictionnaire français-maths ». Dans une définition mathématique, le sens véhiculé par le mot restera toujours en fond. Il s’agit de le savoir, de l’expliciter, afin d’en faire un allié plutôt qu’un ennemi.

Post-scriptum

Ce texte appartient au dossier thématique « Maths et langage ».

ÉCRIT PAR

Agnès Rigny

Psychopédagogue en mathématiques -

Pierre López

Professeur en CPGE - Lycée Louis Rascol, Albi

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