Le poète Sully Prudhomme avait du style.
Normal ! Il a reçu le premier prix Nobel de Littérature en 1901.
Le 20 novembre 1883, l’Académicien Prudhomme a le culot d’écrire au jeune examinateur de l’épreuve orale de mathématiques du baccalauréat, Henri Poincaré, pour « recommander » un jeune homme, auquel « il s’intéresse beaucoup ».
Tentative de corruption ? Jugez plutôt :
« Monsieur,
Je m’intéresse beaucoup au jeune Maurice Chassang qui se présente au baccalauréat ès-sciences. C’est aujourd’hui même qu’il passe l’examen écrit, et demain qu’il passera l’oral. Vous êtes, me dit-on, l’un de ses examinateurs. Je m’étais imaginé sur la foi de votre réputation que vous étiez de l’Institut, et je pensais pouvoir m’autoriser auprès de vous du titre de confrère pour le recommander à votre bienveillance. L’annuaire de l’Institut, que je viens de consulter, m’a causé une surprise et une déception. Permettez-moi cependant, Monsieur, d’escompter, dès aujourd’hui, la faveur d’une confraternité qui ne saurait tarder, pour vous prier de vouloir bien prendre en considération la prodigieuse timidité de ce collégien. Il est bachelier ès-lettres et voudrait entrer à l’École polytechnique ; c’est un garçon extrêmement studieux. Si votre accueil le rassure, il vous montrera ce qu’il sait et j’espère que vous en serez satisfait.
Pardonnez-moi, Monsieur, une importunité dont j’ai trop conscience et veuillez agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Sully Prudhomme
de l’Académie française. »
A cette date, Henri Poincaré n’avait que 29 ans… A-t-il cédé à la demande de celui qui se présentait comme son futur confrère à l’Institut ? Il est vrai que l’entrée de Poincaré à l’Académie des Sciences n’a pas tardé puisqu’il a été élu en 1887.
Sully Prudhomme occupait le fauteuil 24 de l’Académie Française. Il décède en 1907 et son successeur est … Henri Poincaré.
Selon le site de l’Académie Française, « On raconte que, fidèle à la distraction légendaire des savants, il voulut le jour de sa réception, le 28 janvier 1909, entamer la lecture de son discours avant l’ouverture de la séance… Il commença enfin — en temps voulu — par un hommage aux éminents scientifiques qui l’avaient précédé sous la Coupole : « Ce sont les mérites des d’Alembert, des Bertrand, des Pasteur qui m’ont ouvert l’accès de votre Compagnie ».
Le journal « Je sais tout » de janvier-février 1909 inclut un « reportage en image » de la réception.
Le voici, quai de Conti, le jour de sa réception.
Outre l’éloge à son prédécesseur prononcé sous la Coupole, Henri Poincaré a écrit deux articles sur Sully Prudhomme. Le premier est consacré à sa vie et son œuvre poétique et philosophique, et le second, de manière plus surprenante est intitulé Sully Prudhomme, mathématicien. On y découvre que le poète avait eu toute sa vie une véritable activité mathématique, même si… elle avait bien peu d’intérêt. Voici la gentille conclusion de Poincaré :
« Il est fâcheux que ses correspondants ne lui aient pas signalé les lectures à faire ; ils lui auraient épargné bien des tâtonnements, bien de difficultés dont il n’a pu sortir ; faute de ces lectures, il ne pouvait évidemment faire avancer la science, puisqu’il lui fallait d’abord refaire tout le chemin parcouru par ses devanciers. Quoi qu’il en soit, la peine que s’est donnée Sully Prudhomme pour élucider des questions est pour nous un enseignement ; elle nous montre ce qu’était ce grand esprit, quelle était son impatience de ne pas comprendre, son inapaisable inquiétude, la sincérité de son désir de savoir ; l’âme d’un homme éminent est par elle-même un sujet d’étude digne d’intérêt. »
Le poète était impressionné par le savant. Il écrira (voir cet article) :
« Les plus grands génies littéraires me semblent des enfants auprès du génie scientifique, qui, au lieu de défigurer la nature, l’étreint corps à corps telle qu’elle est, et lui ouvre, doigt par doigt, ses mains fermées pour en arracher des lambeaux de vérité. »
Henri Poincaré est décédé le 17 juillet 1912. Cette année 2012 qui commence aujourd’hui sera l’occasion de commémorer ce centenaire. Bonne année mathématique à tous les lecteurs de Images des Maths !
Post-scriptum
Qu’est-devenu le jeune protégé Maurice Chassang ? Le site de l’Ecole Polytechnique indique qu’il n’est pas devenu polytechnicien. Peut-être a-t-il raté le bac ? Par contre, en googlant un peu, on est ravi de constater qu’il est devenu poète ! Il a par exemple publié « Les Musiques du rêve et de l’espoir » en 1900.