Le plaisir de l’amateur

Recension
Écrit par Étienne Ghys
Publié le 9 février 2009

Ce matin, j’ai reçu un charmant petit livre intitulé « Curiosités arithmétiques » et offert par son auteur Vincent Thill. Livre de maths bien inhabituel. Plein d’identités ou de relations numériques étonnantes. Qu’on en juge. J’ouvre le livre au hasard et je trouve

des égalités comme

\[7^4 + 37^4+ 30^4 = 35^4+33^4 + 2^4,\]

ou, plus étonnant encore :

\[\begin{array}{l}
[(a^2+ 6ab – b^2)^2]^n + [(5b^2-3ab-2a^2)^2]^n + [(4b^2+3ab-a^2)^2]^n \\
+[3(b^2+3ab)^2]^n + [3(3b^2-a^2)^2]^n + [3(a^2+3ab-2b^2)^2]^n \\
=\\
\,[(4b^2-3ab-a^2)^2)^n + [(2a^2+3ab+b^2)^2]^n +[(a^2+5b^2)^2]^n \\
+ [3(a^2+2ab-b^2)^2]^n + [3(a^2+ab+2b^2)^2]^n+ [3(3b^2-ab)^2]^n
\end{array}\]

pour tous \(a,b\) et pour \(n=1,2,3,4,5\) !

Un livre plein d’identités venues de nulle part. Tout au moins, l’auteur n’explique pas d’où elles viennent… Cent-vingt pages d’identités remarquables incroyables, dont on ne voit pas « l’intérêt », mais qui ne peuvent pas manquer de fasciner tous ceux qui sont attirés par les nombres. En voici deux pages

L’auteur est un mathématicien amateur. La quatrième de couverture le présente :

« Vincent Thill, né à Paris en 1958, habitant à Migennes (Yonnes), diplômé d’études supérieures, a toujours été passionné de mathématiques. Bien que n’étant pas professionnel en la matière, l’auteur a voulu s’exprimer sur le sujet. Ce livre est en effet une sorte de recueil, de compilation de problèmes arithmétiques. »

Y a-t-il de la place aujourd’hui pour des amateurs en mathématiques dans la recherche ? J’ai longtemps pensé que la réponse est non, que la recherche contemporaine exige un investissement à temps complet, l’accès à des bibliothèques spécialisées, la participation à des congrès etc.

On cite bien des amateurs célèbres, mais c’est souvent dans l’histoire lointaine. Pierre de Fermat par exemple, l’un des plus grands arithméticiens de tous les temps, était juge à Toulouse et ne pratiquait les mathématiques que comme un passe temps. Mais c’était au dix-septième siècle…

Il y a aussi le cas célèbre de Ramanujan, ce génie né en Inde en 1887 qui a découvert un nombre incroyable de merveilles mathématiques, souvent très mystérieuses, dans un isolement mathématique presque complet. Il note ses découvertes dans des cahiers, un peu en vrac. Pour ceux d’entre vous qui sont sensibles à l’esthétique des formules, voici quelques échantillons de ce qu’on trouve dans ces cahiers, qui semblent complètement extra-terrestres au néophyte que je suis.

Une limite :

\[\sqrt{1+ 2\sqrt{1+3\sqrt{1+4\sqrt{1+…}}}}= 3\]

Une identité remarquable :

Si \(ad=bc\), on a :

\[
\begin{array}{l}
64\{(a+b+c)^6+(b+c+d)^6-(c+d+a)^6-(d+a+b)^6- (a-d)^6-(b-c)^6\}\\
\times \\
\{(a+b+c)^{10}+(b+c+d)^{10}-(c+d+a)^{10}-(d+a+b)^{10}-(a-d)^{10}-(b-c)^{10}\} \\
= \\
45\{(a+b+c)^{8}+(b+c+d)^{8}-(c+d+a)^{8}-(d+a+b)^{8}-(a-d)^{8}-(b-c)^{8}\}
\end{array}\]

Comment Ramanujan est-il parvenu à ce genre de formules ? Mystère… En 1914, il écrit une lettre au professeur Hardy, de Trinity College à Cambridge. Hardy écrira plus tard qu’ « un seul coup d’œil sur ces formules était suffisant pour se rendre compte qu’elles ne pouvaient être pensées que par un mathématicien de tout premier rang. Elles devaient être vraies, parce que personne n’eût pu avoir l’idée de les concevoir fausses ». Par la suite, Ramanujan commencera une brillante collaboration avec Hardy et Littlewood, mais dans cette deuxième partie de sa courte vie, il n’est bien sûr plus un amateur.

Mais tout cela se passait il y a un siècle. Aujourd’hui, dans notre société de communication, un Ramanujan est-il encore possible ?

Pourquoi Vincent Thill m’a-t-il envoyé une copie de son livre, accompagné d’un petit mot gentil ? C’est parce qu’il m’avait écrit il y a quatre ans pour me demander conseil sur la manière de publier ses identités. Je lui avais répondu de manière directe et probablement maladroite, comme je peux le constater dans mes archives de courrier électronique :

« Je ne pense pas que les identités remarquables que vous avez découvertes puissent faire l’objet d’une publication. Les mathématiques avancent vite et il reste bien peu de place pour le travail des amateurs. Je le regrette… Une identité peut bien sûr être intéressante ! mais pour qu’elle soit intéressante, il faut qu’elle signifie quelque chose, qu’elle éclaire une théorie par exemple. Dans le cas des identités que vous avez trouvées, il me faudrait une motivation pour justifier une publication. Je ne sais pas comment vous êtes parvenu à ces identités mais j’imagine tout à fait le plaisir que vous avez eu à les trouver, probablement à force d’essais divers. »

Je pense que j’avais raison dans la mesure où il me semble encore aujourd’hui quasiment impossible de publier ce genre d’identités dans des revues classiques de recherche mathématiques si elles ne sont pas accompagnées d’un cadre théorique, et encore moins si elles ne sont pas démontrées (comme c’est malheureusement le cas dans le livre de Thill). Mais j’avais aussi tort puisque quatre années plus tard je reçois ce petit livre, probablement publié à compte d’auteur, mais qu’importe !

Heureusement, mon message n’était pas que négatif. Conscient que Vincent Thill n’a probablement accès à aucune bibliothèque mathématiques « sérieuse », j’avais jugé utile de l’encourager à consulter le site remarquable http://mathworld.wolfram.com/ 4 Allez voir http://mathworld.wolfram.com/DiophantineEquation4thPowers.html si vous êtes friands d’identités entre puissances quatrièmes, et ensuite promenez-vous au hasard sur le site. Je constate avec plaisir que mon conseil n’était pas mauvais puisque la bibliographie du livre ne contient que six items, comme par exemple « 100 friandises mathématiques », et que deux d’entre eux sont des sites internet dont mathworld. La lettre d’accompagnement me remercie pour cette référence. Heureusement, Vincent Thill n’a pas écrit qu’à des mathématiciens incompétents en arithmétique comme moi : il a également contacté quelques arithméticiens éminents qui lui ont prêté de l’attention, comme Jean-Marc Deshouillers ou Jean-Pierre Serre qui ont vérifié quelques-unes de ces identités sur ordinateur.

Il y a quatre ans, je mentionnais aussi l’exemple suivant à Vincent Thill :

Théorème : Tout nombre rationnel est la somme des cubes de trois nombres rationnels

Théorème magnifique, tous les mathématiciens en conviennent, mais la preuve suivante est-elle magnifique ?

Démonstration

En effet, pour tout \(x\), on a :

\[x=\left(\frac{x^3-3^6}{3^2x^2+3^4x+3^6}\right)^3 + \left(\frac{-x^3+3^5x+3^6}{3^2x^2+3^4x+3^6}\right)^3+
\left(\frac{3^3x^2+3^5x}{3^2x^2+3^4x+3^6}\right)^3.\]

Cette preuve est présentée dans la première page du livre de Y. Manin intitulé « Cubic forms » mais elle est suivie du commentaire :« The proof is simple, but not too illuminating. It would be nice to know what lies behind this identity » 5La preuve est simple mais pas trop éclairante. Il serait intéressant de savoir ce qui se cache derrière cette identité. En caricaturant à peine, on peut dire que les 291 pages qui suivent dans ce livre n’ont pas d’autre but que de répondre à cette question et d’expliquer « pourquoi » cette identité existe. Bien sûr, je peux vérifier l’identité à la main en, disons quinze minutes 6je me vante, mais il me faudrait de nombreux mois pour assimiler le livre de Manin. C’est ainsi : à la fin du livre, on a compris pourquoi cette identité est « évidente », mais on a compris bien d’autres choses bien sûr !

Evidemment, le livre de Manin n’est pas accessible aux amateurs, mais en recevant ce livre de Thill, je me demandais si c’est si important. Il me paraît totalement évident que l’activité de Vincent Thill est une véritable activité de recherche mathématique. Cela me rappelait aussi que la principale motivation des mathématiciens est tout simplement qu’ils ont « du plaisir à faire des maths » et que c’est souvent la seule chose qui importe. C’est d’ailleurs de cette façon que je concluais mon message il y a quatre ans :

« Je vous souhaite encore beaucoup de plaisir avec les maths ! car ceci est encore ce que les amateurs et les professionnels peuvent partager. »

Dans la conclusion de son livre, Vincent Thill écrit :

« J’ai voulu traiter dans ce livre d’un sujet sérieux avec une pointe d’humour.  »

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ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École Normale Supérieure de Lyon

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