Le plan sans surface

Tribune libre
Écrit par Stéphane Lamy
Publié le 30 janvier 2010

Résidant depuis quelques mois en Angleterre, j’en profite pour lire de la littérature anglaise. Je voudrais porter à l’attention des amateurs de mathématiques (qui nonobstant peuvent aussi parfois être des mathématiciens professionnels) une nouvelle je crois peu connue que j’ai découverte dans le recueil « The Oxford Book of English Short Stories ». Il s’agit de « Solid geometry » par Ian McEwan ; il semble qu’il soit possible d’en trouver une version française sous le titre « Géométrie dans l’espace » dans le recueil « Sous les draps et autres nouvelles » (poche Folio).

Je n’avais lu jusque là qu’un seul autre ouvrage de McEwan (On Chesil Beach) et le moins qu’on puisse dire c’est que le style en était plus classique. Dans la nouvelle dont je veux parler ici (qui fait partie d’un de ses premiers livres publiés, en 1975), le ton est plutôt à la science-fiction burlesque… Je laisse le lecteur se faire une idée au vu des deux premières phrases du texte :

« A Melton Mowbray en 1875, lors d’une vente aux enchère d’articles ’curieux et de valeur’, mon arrière grand-père , en la compagnie de son ami M, fit l’acquisition du pénis du Capitaine Nichols qui mourut dans la prison de Horsemonger en 1873. Il était enfermé dans une bouteille de verre d’une douzaine de pouces, et, ainsi que le nota mon arrière grand-père dans son journal ce soir là, ’dans un remarquable état de conservation’. » 8« In Melton Mowbray in 1875 at an auction of articles of ’curiosity and worth’, my great-grandfather, in the company of M his friend, bid for the penis of Captain Nicholls who died in Horsemonger jail in 1873. It was bottled in a glass twelve inches long, and, noted my great-grandfather in his diary that night, ’in a beautiful state of preservation’. » N’ayant pas la version française sous la main, toutes les traductions sont de moi…

Le narrateur étudie tout au long de la nouvelle le journal intime de son arrière grand-père, lequel semble avoir possédé toutes les qualités requises pour être mathématicien :

« Mon arrière grand-père aimait les ragots, les nombres et les théories. […] Il aimait à penser qu’il était mathématicien, bien qu’il n’ait jamais occupé de poste, ni jamais publié de livre. » 9« My great-grandfather liked gossips, numbers and theories. […] He liked to think of himself as a mathematician, though he never had a job, and never published a book. »

Un passage attire particulièrement l’attention du narrateur, qui décrit comment son aïeul fut mis au courant d’une découverte mathématique révolutionnaire (« Ces papiers avaient plus de poids que les travaux de Marx et Darwin réunis » 10« These papers outweigh in importance the combined work of Marx and Darwin ») : « le plan sans surface » 11« the plane without a surface ». Ici intervient la description d’une conférence internationale d’éminents mathématiciens réunis à Vienne, aux alentours de 1870. L’assemblée est réunie chaque matin toute entière autour d’une « longue table soigneusement cirée » 12 « the long, highly polished table », et un article est lu puis fait l’objet d’une discussion générale, jusqu’à ce que soient apportés des rafraichissements, un peu avant midi. L’après-midi semble consacrée à des discussions informelles. La conférence dure deux semaines, et l’ordre dans lequel sont présentés les articles est intéressant : les premiers jours sont lus les articles des mathématiciens les plus éminents, puis au fur et à mesure que les jours passent viennent les plus jeunes dont la renommée n’est pas encore faite, jusqu’aux derniers jours où toutes les sommités ont déjà plié bagage et ne reste que le menu fretin. Bien sûr l’inventeur du plan sans surface, étant un écossais parfaitement inconnu, se voit programmé pour le tout dernier jour.

Je dois avouer que j’ignore comment se déroulait une conférence mathématique il y a 150 ans, en tous cas je doute que l’organisation décrite ci-dessus ait quelque valeur historique. Je ne sais pas non plus si McEwan a inventé ab nihilo la scène, ou s’il a quelques connaissances du petit monde mathématique. En tous cas s’il me semble qu’il y a là quelques invraisemblances factuelles (où se trouve donc le tableau noir ?) je ne peux nier que je trouve une résonance entre cette description et mon expérience personnelle… Et quel est le but de l’art, si ce n’est de montrer un objet bien connu sous un nouveau jour ? En tous cas, certains aspects renvoient à une espèce de vision idéale de ce que devrait être une conférence mathématique : un seul exposé par jour ! Une discussion générale ! Des échanges informels l’après-midi 13Que ceux qui veulent préserver le rêve ne lisent pas cette note… Mais si vous voulez tout savoir : Le matin il y a plutôt 3 ou 4 exposés, en fait de discussion générale c’est plutôt au mieux une discussion de haute volée entre les 2 ou 3 grosses pointures présentes pendant que les autres se grattent la tête, et si vous voulez avoir des échanges informels l’après-midi il va falloir vous résoudre à sécher les 3 ou 4 exposés qui étaient programmés… ! Quant à la hiérarchie stricte entre mathématiciens, ce n’est pas si mal vu non plus.

Revenons au plan sans surface : non seulement notre écossais possède une démonstration imparable de son existence, mais de plus il a été capable d’en produire un modèle physique ! Je ne veux pas tout dévoiler ici des secrets du plan sans surface, ni de ses surprenantes applications pratiques. Le lecteur intéressé pourra se référer au texte de McEwan où est décrite assez longuement la procédure, une sorte de construction à la règle et au compas mêlée d’origami, qui permet d’obtenir cette surface paradoxale (ceux qui en fait de TP mathématiques s’étaient jusque là contentés de trancher un ruban de Moebius par son âme n’ont qu’à bien se tenir). A nouveau, c’est un peu du grand n’importe quoi, mais avec un accent de vérité. J’aime bien en particulier l’impression très nette qu’on retire que les mathématiques, ce n’est pas (seulement) de la rigolade :

« Alors que j’intersectais des arcs, traçais des droites et marquais des plis, je sentis que j’étais en train d’appliquer aveuglément un principe relevant de la plus haute et terrifiante forme de connaissance, les mathématiques de l’Absolu. » 14« As I intersected arcs, drew lines and made folds, I felt I was blindly operating a system of the highest, most terrifying form of knowledge, the mathematics of the Absolute. »

ÉCRIT PAR

Stéphane Lamy

Professeur - Université Paul Sabatier, Toulouse 3

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